Nos pensées créent le monde

Martine Castello et Vahé Zartarian


Sommaire Chapitre suivant


CHAPITRE 11

METAMORPHOSES





Faire de la métaphysique n'est pas un simple passe-temps. Car souvenons-nous que la vision que nous avons du monde et de nous-mêmes détermine tant nos perceptions, que nos comportements, que nos états d'âme. Bref, elle modèle notre vie, et en prolongement gouverne l'évolution de toute la société. Donc changer de vision conduit obligatoirement à changer nous-mêmes ainsi que notre rapport au monde. Et comme avec la Weid nous disposons d'une vision qui tranche avec les précédentes, nous devons maintenant examiner les transformations qui peuvent en découler, à tous les niveaux.






Métamorphose du monde, la civilisation en lyse



Etant donné que notre vision du monde nous est en grande partie apportée par la société, nous ne pouvons séparer les aspects individuels des aspects collectifs. Voilà pourquoi nous allons maintenant nous placer dans une perspective large, en commençant par faire un petit point sur notre civilisation.




La civilisation mécaniste


La civilisation moderne a pour ainsi dire été inventée par Descartes au 17ème siècle. Il a réussi, après tant d'autres qui avaient échoué, la grande révolution épistémologique et métaphysique, consistant d'une part en une méthode nouvelle redoutablement efficace pour démonter l'univers, l'analyse et la représentation mathématique, d'autre part en un modèle de cet univers, la machine. Tout devenait explicable par la matière et ses mouvements qui obéissaient à des lois mathématiques.

Fortes de leur succès en physique, la méthode et le modèle ont été généralisés aux êtres vivants et à la société, par Locke notamment. Au 18ème siècle, le fameux siècle des Lumières, le message a été vulgarisé, pour ensuite se réaliser dans la révolution industrielle, en Angleterre dès la fin du 18ème siècle, et au début du 19ème dans le reste de l'Europe. Une nouvelle civilisation est née. En empruntant une analogie à notre cosmogonie, nous dirons qu'elle fut le fruit de la rencontre entre un Germe, les idées de Descartes et de ses suivants, et un substrat, la civilisation précédente modelée par la féodalité et le christianisme.

La croissance s'est poursuivie, pour aboutir au triomphe du scientisme, c'est-à-dire à la croyance que la science mécaniste était capable de résoudre tous les problèmes de l'homme. La science s'est faite religion.

La 20ème siècle vit sur cette lancée, qui aboutit au sommet des " Trente Glorieuses ", sommet car il donne effectivement l'impression que presque tout va pour le mieux, et que les quelques problèmes qui subsistent ne devraient plus résister longtemps. L'homme n'a-t-il pas posé le pied sur la Lune ? L'économie n'a-t-elle pas connu une croissance sans précédent ? Les biologistes n'ont-t-ils pas découvert avec les gènes le secret de la vie ?

Malheureusement, depuis un peu plus d'une dizaine d'années, les difficultés s'accumulent partout, que les outils traditionnels semblent désormais incapables de surmonter : la technique a de plus en plus d'effets pervers et incontrôlables ; la médecine ne guérit toujours pas la plupart des maladies ; les économies hoquettent et le chômage augmente ; les familles éclatent et les drogues se répandent ; l'environnement se dégrade inexorablement ; les tentatives pour amener le Tiers Monde au niveau de l'Occident ont pour la plupart échoué ; etc. Face à cette multitude de symptômes, il est vain d'espérer qu'une action ponctuelle puisse avoir un effet réel et durable. Car ils sont eux-mêmes des manifestations d'un mal plus profond qui atteint la civilisation dans son être même : la vision sur laquelle elle s'est édifiée, le Mécanisme, a atteint ses limites. Le remède passe donc obligatoirement par le renouvellement de cette vision. C'est à cela que participe le travail que nous avons entrepris avec la Weid.




L'histoire des civilisations


Ce changement de point de vue consistant à passer de la science et de la philosophie à l'histoire et à la sociologie nous oblige à faire un petit détour pour comprendre ce que sont les civilisations.

Etant données leur complexité et leur durée, peu d'historiens ont osé prendre les civilisations comme objet d'étude à part entière. Arnold Toynbee est l'un des rares qui s'y soit essayé (1). Bien que certaines de ses analyses datent un peu (ses recherches se sont déroulées entre 1920 et 1972), l'essentiel de sa thèse demeure. La compréhension plus profonde que nous avons aujourd'hui de la perception, et plus généralement de l'homme, contribue même à la renforcer (2). Nous allons vous en présenter les grandes lignes, très succinctement car ce n'est pas ici le lieu pour développer ce sujet qui mériterait un livre à lui seul. Il s'agit juste d'en donner un aperçu afin de mieux comprendre comment notre métaphysique s'insère dans un contexte plus général que celui de la science.




La Vision d'une civilisation


Le point de départ de la démarche consiste à définir les civilisations par ce qui constitue en quelque sorte leur essence même, et non par leurs réalisations, ni par leurs caractéristiques matériels ou sociologiques, ni encore par quelques événements ou personnages. Toynbee précise :

" Whitehead se rapproche à coup sûr de la vérité dans un passage où il affirme que " à chaque âge du monde qui se distingue par une activité élevée, on trouve à son point culminant, et parmi les agents conduisant à ce point culminant, une conception cosmologique approfondie, implicitement acceptée, qui impose son propre caractère aux sources courantes de l'action ". C. Dawson fait la même remarque quant il dit que " derrière toute civilisation il y a une vision ". Dans cette façon de voir, à laquelle je donne mon adhésion, la présence dans la société d'une minorité libérée d'activités économiques est bien plus une estampille de la civilisation qu'une définition. " (L'histoire).

Une civilisation, c'est donc d'abord une Vision, qui dit aux hommes ce qu'ils sont, ce qu'est le monde, et comment ils doivent agir pour que l'ensemble fonctionne harmonieusement et atteigne sa perfection, son point oméga. Par exemple et d'une manière très condensée, l'homme de la civilisation occidentale médiévale sait qu'il est sur la Terre pour se racheter du péché originel et gagner son Salut éternel, un Salut dont l'Eglise détient les clés. C'est la Vision chrétienne qui sert de guide à chacun de ses actes. L'homme moderne quant à lui, qui ne croit qu'en l'existence de la matière, cherche un bonheur rapide sur Terre dans la jouissance de biens matériels et une jeunesse prolongée. Le premier veut bâtir la Cité de Dieu, le second veut un monde où la technique " libère " l'homme. L'un n'est pas plus dans le vrai que l'autre. Tout ce qui compte c'est de mener des actions qui soient conformes à la Vision, et de les juger selon des critères qui soient propres à chacune : monastères, cathédrales, croisades, etc dans le premier cas ; société de consommation, conquête de l'espace, télévision, etc dans le second.




La trajectoire d'une civilisation


La Vision n'est qu'une clé permettant de comprendre les civilisations. Il y en a une autre, qui est leur trajectoire historique : genèse, croissance, sommet, déclin, métamorphose ou désagrégation.

Trois conditions sont requises pour qu'une civilisation vienne à l'existence. D'abord il faut évidemment un substrat humain, c'est-à-dire une société déjà constituée. Ensuite, il faut une Vision, qui donne un sens nouveau à toutes les choses du monde, et qui inspire et soutienne l'action. Enfin, il faut que les hommes aient une raison sérieuse d'adopter cette Vision qui va les obliger à quitter la sécurité de leur monde statique et à se mettre en mouvement. Car comme on dit, " les gens heureux n'ont pas d'histoire ". Cette raison se présente sous la forme d'un défi à relever, qui dans chaque cas est particulier : défi de l'environnement, défi que représente un autre peuple, défi intérieur économique, culturel ou social, etc. La Vision se veut la réponse à ce défi. Les hommes l'adoptent parce qu'elle résout efficacement leurs problèmes.

Une Vision qui a passé cette première épreuve gagne en crédibilité. Cela fait que ceux qui y croient déjà y croient plus encore, et que ceux qui n'y croyaient pas se mettent à y croire spontanément. Voilà ce qui caractérise la croissance d'une civilisation.

Mais le succès a aussi un effet pervers. Comme nous l'avons vu dans la première partie, les hommes passent souvent sans précaution de " ça marche " à " c'est vrai ", puis de " c'est vrai " à " c'est la seule vérité ". Nous disons alors que la Vision se fige, c'est-à-dire qu'elle se transforme progressivement en dogme inattaquable.

Nous savons que la Vision sert de guide à l'action : c'est une des raisons d'être de la civilisation de façonner le monde. Mais nous savons aussi depuis le premier chapitre qu'elle modèle les perceptions. Comme elle guide à la fois l'action et la perception, vient un moment où se produit la coïncidence entre le monde que les hommes ont construit, ce qu'ils en perçoivent, et l'idéal qu'ils en ont. Nous disons alors que la civilisation atteint son sommet. Cela ne veut pas dire bien sûr que tout y est parfait et qu'aucun problème ne subsiste, seulement qu'il y a harmonie parce que chacun est à sa place, conscient de son rôle et de son utilité.

La correspondance entre la Vision du monde et le monde construit entretient l'illusion que l'on détient la vérité. Par conséquent la Vision se fige encore plus. Mais le monde lui, qui reste soumis à ses lois propres, continue de bouger. D'où un écart qui se creuse progressivement entre ce que l'on croit et ce que l'on voit. Un écart que la Vision est désormais incapable de combler parce que figée. Ne permettant plus de comprendre ce qui se passe, elle fournit des réponses inappropriées, et l'écart se creuse encore plus. Ainsi s'amorce de l'intérieur la spirale du déclin.

Un certain nombre de symptômes accompagnent généralement ce déclin : la stérilisation de la créativité, la propension à chercher à l'extérieur des boucs émissaires, un contrôle de plus en plus faible sur l'ensemble du système qui tend à agir par lui-même.

Si certaines conditions sont réunies, la société a la possibilité de se relancer en subissant une métamorphose radicale. Il faut pour cela d'une part que n'aient pas lieu des guerres fratricides trop dévastatrices, d'autre part que des sociétés extérieures plus vigoureuses ne profitent pas de l'affaiblissement de la civilisation pour lui porter le coup de grâce, et qu'enfin il subsiste assez de créativité pour construire une nouvelle Vision capable de répondre efficacement au défi du déclin. Comme nous le verrons un peu plus loin, c'est ainsi que l'Occident est passé de la civilisation chrétienne à la civilisation mécaniste.

Si la métamorphose n'a pas lieu, alors le déclin se poursuit, inexorablement. Se produit alors un schisme social : la minorité dominante s'obstine dans ses erreurs et est même souvent tentée par des mesures coercitives, tandis que la masse se désolidarise, sentant confusément que ce n'est déjà plus son monde. Ce schisme s'accompagne de profonde crises individuelles parce que plus rien ne semble avoir de sens. Enfin, vis-à-vis de l'extérieur, la civilisation ne constitue plus un modèle. Elle est même rejetée, de plus en plus violemment.

Nous sommes malheureusement obligés de nous en tenir à cette grossière présentation, que chacun saura nourrir de ses propres réflexions. Elle est en tout cas suffisante pour nous permettre de comprendre la trajectoire de l'Occident à travers les siècles, que nous avons résumée sur la figure 20.

Figure 20 : trajectoire de l'Occident




La raison du déclin de notre civilisation


Le point sur lequel nous souhaitons particulièrement insister est que sont aujourd'hui réunies toutes les conditions du déclin : la Vision Mécaniste s'avère incapable d'apporter des réponses aux défis de l'économie, de la santé, et de la famille notamment ; une foule de plus en plus grande vit dans cette société sans avoir le sentiment d'y appartenir (l'extension qu'a pris le mot exclusion ces dernières années est un signe) ; des individus de plus en plus nombreux traversent des crises d'identité profondes, qui se manifestent de manières très diverses (drogue, recherche spirituelle, fuite en avant dans la consommation, etc) ; de nombreux pays ne voient plus dans l'Occident un modèle. Bref, quelque chose s'est cassé.

Mais ce déclin n'est pas une fatalité que nous devions subir passivement, car les circonstances pour que se produise une métamorphose sont plutôt favorables : comme rarement dans son histoire, l'Occident vit une période de paix qui ne semble pas prête d'être rompue ; il n'a plus d'ennemi à l'extérieur représentant une menace vraiment sérieuse ; il a encore suffisamment de dynamisme et de créativité pour inventer une Vision nouvelle. La Weid est une des tentatives, parmi d'autres, qui vont dans ce sens. Son principal intérêt réside dans le fait qu'elle n'est pas une simple construction intellectuelle, mais que, à l'instar du Mécanisme en son temps, elle pourrait servir à reconstruire une science, avec toutes les conséquences pratiques que cela pourra avoir sur la vie des hommes, notamment en ce qui concerne leur santé et le sort de la planète.

Reste qu'entre un déclin qui semble inexorable, sauf sursaut imprévisible qui ne serait de toute façon que provisoire, et la tâche exaltante de construire le monde de demain, la situation est plutôt inconfortable. Nous sommes en train de vivre la lyse de ce monde, où l'ancien se dissout, et où le nouveau commence à peine à poindre. Comme bien des naissances, celle-ci ne se fera certainement pas sans quelques douleurs. Un nouveau coup d'oeil sur la figure 20 montre d'ailleurs que la transition entre la civilisation chrétienne et la civilisation mécaniste a pris près de quatre siècles, jalonnés de nombreuses crises. Nous ne pouvons que souhaiter que celle entre la civilisation mécaniste et la civilisation de demain soit plus rapide et plus douce. Il est probable en tout cas que plus le problème sera attaqué tôt, mieux les choses se passeront. Cela, c'est avant tout du ressort des individus.






Métamorphose de l'homme, les règles du jeu



Comprendre la Weid conduit à nous transformer. Car, que ce soit en matière d'éducation, de santé, d'amour, de morale, de travail, etc, nous ne pouvons plus nous comporter de la même manière lorsque nous savons que notre être ne se réduit pas au corps de matière, qu'il ne se confond pas non plus avec nos pensées conscientes, lorsque nous savons que nous sommes à chaque instant liés de façon subtile à tout notre univers… Bref, avoir une idée plus claire de ce que nous sommes et de ce qu'est le monde nous conduit forcément à donner un sens nouveau à notre vie. Nous ne rentrerons évidemment pas dans des détails qui relèvent de l'histoire personnelle et du libre choix de chacun. En revanche, nous pouvons donner quelques règles du jeu qui découlent très logiquement des principes de notre métaphysique.

Le premier point à rappeler est que LA WEID EST UN MECANISME COMPLETEMENT NEUTRE, en ce sens qu'il n'y a nulle place pour des jugements de valeurs de portée universelle, c'est-à-dire pour des notions de Bien et de Mal ou de Juste et d'Injuste valables pour tous les êtres. Le bien et le mal, le juste et l'injuste, sont des notions que l'homme a inventées du jour où il s'est posé comme extérieur à l'univers. Or il n'est pas à l'extérieur, il est comme tout le reste dans le Point, où n'existent que des eidos tricotés par le Principe Moteur et le Principe Directeur.

Certains seront peut-être choqués. Mais il suffit de regarder l'histoire pour se convaincre de la relativité de ces valeurs, puisque, en particulier, c'est presque toujours au nom du bien de l'homme et de l'amour de l'humanité que les peuples se sont entre-déchirés. Le bien de l'un a toujours fait le malheur d'un autre, et ce qui était bien un instant est souvent devenu mal l'instant d'après. Par conséquent, pour être universel, un bien devrait n'avoir aucune contrepartie de mal, ni aujourd'hui, ni dans un futur quelconque. Mais nul n'a jamais accompli un tel acte !

Une importante leçon à tirer de ces remarques est que, puisque l'homme est créateur de ses valeurs, c'est lui-même qui pose les règles devant servir à le juger. Si par exemple il fait du mal à autrui en se prétendant motivé par l'altruisme et la compassion, il se met en faute par rapport à ses propres critères. Par conséquent, la neutralité de la Weid, loin d'être une incitation à l'amoralité, pousse au contraire l'homme à se transcender, pour créer une morale qui ne soit plus limitée par rien. L'objectif est sans nul doute inaccessible, mais c'est cette inaccessibilité justement qui fait la valeur de la quête en la rendant éternelle. Car dans la Weid, qui est mouvement incessant, rien ne saurait jamais s'arrêter.

Le second point à rappeler est que RIEN N'A D'EXISTENCE VRAIMENT SOLIDE, QUE TOUT EST CONSTRUCTION DE PENSEE QUI SE FAIT ET SE DEFAIT SANS CESSE. Ce caractère illusoire de la réalité fait que rien n'a vraiment d'importance.

Mais en même temps, il faut admettre, puisque rien d'autre n'existe, que nous ne pouvons échapper à ce système, et donc qu'il est la seule réalité ! Malgré la fragilité de leur existence, les eidos sont la seule matière constitutive de l'univers.

Cela ressemble fort à un jeu, un jeu d'enfants. " On ferait comme si on était des chevaliers ", disent-ils, et aussitôt ils le deviennent " pour de vrai ". Ceux qui ont compris la Weid savent qu'ils jouent eux aussi à faire " comme si ", et qu'ils ne peuvent sortir de la partie. Alors, pour que tout se déroule parfaitement, ils doivent retrouver l'attitude des enfants, c'est-à-dire accepter que l'existence n'est rien d'autre que ce jeu, que c'est quelque part " pour de faux ", et en même temps s'impliquer totalement, comme si c'était " pour de vrai ", pour vivre pleinement leur vie. Il n'y a donc rien de plus vrai que ce faux ! Par conséquent, il ne faut jamais se prendre au sérieux, mais accomplir toujours avec le plus grand sérieux tout ce qu'on entreprend. Car cela a beau être un jeu, la partie est vitale pour chacun d'entre nous, pour l'humanité, ainsi que pour toute la planète.

D'une certaine manière, nous avons accompli une véritable révolution, c'est-à-dire qu'à proprement parler nous avons réalisé un tour complet. Nous sommes partis en effet d'une critique du réalisme naïf, lequel considère que les objets que nous percevons, ce livre par exemple, existent véritablement en tant que tels en-dehors de nous. Puis, en cherchant derrière quelque chose de plus solide, nous avons trouvé que le réel est toujours une construction de pensée, un déploiement particulier du Point, ni plus vraie, ni plus illusoire qu'une autre. Toute réalité est par conséquent toujours de même nature que le réalisme naïf par seule vertu de consensus. Il n'y a qu'un critère qui permette de choisir entre ces différentes réalités. C'est la constatation que notre réalisme naïf est la vision du réel que nous avons construite au fil de l'évolution. Elle fait donc complètement partie de nous, et elle a fait la preuve de sa valeur en assurant notre survie jusque là. Nous pouvons bien dire à un certain niveau de réflexion que ce livre est une illusion, de même que le bras qui le tient et la personne qui le lit. Nous pouvons même faire des expériences d'autres réalités, c'est-à-dire d'autres déploiements du Point, qui nous les montrent par exemple sous des aspects immatériels. Mais le fait demeure que dans notre état habituel, nous sommes conscients de tenir un livre et de le lire. Ce qui compte finalement, c'est ce résultat. Par conséquent le réalisme naïf a certes des limites, mais il a aussi des vertus en ce qu'il permet d'accomplir. Nous sommes construits avec. Il faut l'accepter. Mais notons bien qu'en bouclant notre révolution, nous revenons au point de départ considérablement transformés et enrichis. Le réalisme naïf n'est plus subi. Il est accepté, et cela devient le jeu dont nous venons de parler.

Le troisième point à rappeler est que DANS LA WEID TOUT SE DETRUIT ET SE RECONSTRUIT SANS CESSE. Mais attention, la destruction n'est jamais un retour au chaos ou au néant. Elle est une lyse qui prépare la métamorphose. Autrement dit, le Nouveau balaie toujours complètement l'Ancien, mais en même temps, le Nouveau est toujours héritier de l'Ancien.

Vous prenez des pierres et vous bâtissez une maison. Vous détruisez la maison et refaites un temple avec les mêmes pierres. Vous détruisez le temple et refaites une église. Vous détruisez l'église et refaites un athanor weidique. Vous détruisez l'athanor weidique…

Concrètement, cela veut dire que pour avancer sur le chemin, il ne faut s'accrocher à rien, et se contenter d'utiliser le passé comme terreau d'où sortira l'avenir. Et lorsqu'il n'y a plus de ligne d'action bien définie, c'est le changement lui-même, tel que nous venons de le décrire, qui devient la règle.

L'homme considère d'ordinaire que lorsqu'une de ses réalisations a atteint la perfection, peu importe sa nature (une institution, un style artistique, etc), il doit s'efforcer de la conserver en l'état. Grave erreur comme le montre l'expérience, car toujours le déclin s'amorce. S'il est inexorable, c'est que l'on s'accroche à des idées figées tandis que le monde continue de bouger. La sagesse voudrait que lorsque la perfection est atteinte, nous sachions passer à autre chose, créer du nouveau en bénéficiant de toute l'expérience acquise précédemment.

Le quatrième point à rappeler est que CHAQUE INDIVIDU EST UNIQUE, car il a sa propre histoire et sa propre mission. Donc chacun est son propre juge et ne saurait se comparer à autrui. Tout ce qui compte, c'est que chacun atteigne la plénitude de ce qu'il est. La vraie faute n'est pas d'être moins qu'un autre, mais d'être moins que ce qu'on pourrait être par rapport à sa propre mesure. Et celle-ci est en général beaucoup plus grande qu'on ne le soupçonne, parce que nous puisons dans un fond immense. Voilà qui nous conduit au cinquième point.

Le cinquième point est donc que TOUS LES ETRES SONT LIES, ET LIES AUSSI A TOUT L'UNIVERS, ce qui fait qu'A EUX TOUS ILS SONT CO-CREATEURS DU MONDE. Les eidos qui constituent aujourd'hui l'agrégat d'un être humain sont enfants de tous les autres eidos, ceux du Minéral, du Végétal, de l'Animal, ceux de tous les hommes qui ont vécu et qui sont morts, ainsi que ceux de tous les vivants. Voilà pourquoi la mesure de chacun, tout en s'exprimant d'une manière unique, représente en fin de compte la mesure de tout l'univers. C'est le sens de la fameuse formule : " connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et ses dieux ". Mais pour atteindre la plénitude de cette mesure, il faut que l'homme cesse d'être un enfant qui croit au Père Noël, qu'il cesse donc d'attendre de l'extérieur le Miracle qui va résoudre tous ses problèmes. Il est temps qu'il devienne adulte et qu'il assume la responsabilité qui est la sienne concernant la suite de l'histoire de cette planète. Au risque encore de choquer, nous dirons qu'une telle responsabilité fait de lui l'égal d'un Dieu, et réclame par conséquent un orgueil sans bornes. Car l'homme doit oser entreprendre ce qui dépasse toute mesure, sinon il restera tel un adolescent craintif qui renie ses parents mais vient se réfugier auprès d'eux à sa première confrontation sérieuse avec le monde.

Mais pour ne pas dégénérer en catastrophes, cet orgueil immense doit être contrebalancé par une humilité bien plus grande encore, car lorsqu'on sait, on sait surtout que l'univers est un mystère insondable : " Connaître, c'est ne pas connaître, voilà l'excellence. Ne pas connaître, c'est connaître : voilà l'erreur " (Lao Tseu). Le Jeu s'avère finalement d'une infinie subtilité.

En fin de compte, nous devons surtout retenir que nous sommes une émanation du Principe Directeur. Par conséquent notre destin est tracé : parfaire et créer. Parfaire, c'est-à-dire atteindre la pleine mesure de ce que nous sommes, sachant que ce que nous sommes s'étend à l'univers entier par co-évolution. Créer, c'est-à-dire dépasser cette mesure pour être plus que ce que nous sommes, pour faire que l'univers accomplisse lui aussi sa boucle et parvienne à la pleine conscience de lui-même.






Métamorphose, le monde en voie de régénération



Le Germe d'un monde nouveau


Après avoir vu comment la Weid conduit à nous transformer sur un plan individuel, pouvons-nous maintenant entrevoir ce que serait une société construite sur ces idées ? C'est bien trop prématuré et hasardeux, et surtout contraire à l'aspect profondément créateur de la Weid, qui signifie ici que le futur n'est pas encore écrit. Tout est à faire, et se fera au gré d'innombrables points de bifurcation où des décisions seront prises, des choix seront faits. C'est pourquoi nous allons devoir nous en tenir à des généralités.

S'il fallait exprimer en peu de mots le projet de civilisation contenu dans la vision weidique, nous pourrions dire qu'il s'agit d'UNIFIER ET d'ELARGIR LA CONSCIENCE DES HOMMES. Derrière cette formulation toute simple se cache une réalité à la fois subtile et pleine d'interrogations.

Tout d'abord, il convient de remarquer qu'unifier ne veut pas dire uniformiser. Entendre vingt musiciens jouer la même chose sur les mêmes instruments n'est pas très agréable. L'harmonie naît lorsque chacun joue sa partie sur son instrument. De même, un seul corps de métier n'est pas capable de bâtir une belle maison, aussi habiles que soient les artisans. Le travail coordonné des maçons, des charpentiers, des menuisiers, des plâtriers, et de quelques autres, est exigé. Donc dire que la Weid vise à unifier les consciences, ce n'est pas dire que tous les hommes doivent devenir identiques, penser pareil, agir pareil, mais que chacun doit développer ses qualités propres à leur maximum pour les mettre au service de l'Oeuvre commune. L'unification se fait donc sur fond d'individuation.

D'autre part, unifier ne veut pas dire non plus réaliser à toute force des syncrétismes. Si la Weid parvient à intégrer et à réconcilier des points de vue très divers (comme le matérialisme et l'idéalisme, la science et l'ésotérisme, le christianisme et le bouddhisme, etc) ce n'est pas parce qu'elle emprunte un fragment à chacun, et qu'elle mélange le tout en un cocktail insipide. Ce n'est pas non plus le résultat d'un travail dialectique pour parvenir à une synthèse artificielle entre une thèse et une antithèse. Elle est simplement ce qu'elle est, une vision aussi vaste que possible, aboutissement d'un long travail d'élaboration conceptuelle accomplit par des générations successives d'êtres humains. Par là même, elle englobe tout ce qui précède, et le rend intelligible depuis ce point de vue plus large.

Enfin, dans la notion d'élargissement de conscience, il faut bien comprendre qu'il y a deux axes, l'un horizontal, l'autre vertical. L'axe horizontal, c'est celui du visible, qui nous pousse aujourd'hui à prendre conscience et à nous préoccuper du sort de tous les êtres humains, de tous les êtres vivants, et de la Terre toute entière, c'est-à-dire Gaïa. L'axe vertical est celui de l'invisible, celui de notre inconscient si vaste qui étend ses racines dans tous les plans de l'univers. Ces deux axes en fait ne font qu'un car ils s'influencent mutuellement en permanence, et l'inconscient ne demande qu'à devenir conscient.

Dans cet aspect d'élargissement de la conscience, le projet de civilisation weidique rejoint un peu ce que disent certaines traditions, pour qui la transmutation du disciple, lorsqu'il parvient enfin à la conscience du Tout, lui donne la capacité de régénérer le cosmos. La différence est que nous ne nous adressons plus à une élite d'initiés mais à tous les hommes. Pour que l'humanité devienne adulte, le savoir ésotérique doit devenir exotérique. Cela soulève bien sûr l'épineuse question du " comment ". Nous ne sommes malheureusement guère en mesure de la résoudre pour le moment. Tout juste pouvons-nous donner une piste.




La pensée et l'action


Mettons côte à côte ces différentes idées :

  1. La réalité d'un être se situe uniquement et entièrement dans son existence, et pas dans l'idée que l'on peut s'en faire. Autrement dit, la réalité de votre être est dans le seul fait que vous existiez, dans ce que vous faites dans le monde, et pas dans l'opinion que vous, ou les autres, peuvent en avoir.
  2. La pensée est certes créatrice de la réalité, mais elle constitue en même temps un redoutable piège. C'est ce que nous avons vu au chapitre 9 lorsque nous avons constaté que les grappes se retrouvaient prisonnières de l'astral en se déconnectant de la matière.
  3. La perception et l'action sont deux aspects indissociables d'un même phénomène, à savoir la coévolution entre tous les agrégats qui constituent notre monde (voir chapitre 6). La pensée alors peut être conçue comme une structure qui s'est édifiée sur la perception, l'enrichissant et la rendant encore plus performante. Cette façon de voir permet de comprendre pourquoi la pensée elle aussi ne doit pas être séparée de l'action.
  4. L'action est dotée d'une " vérité " que n'a pas la pensée : une pensée peut être effacée, pas une action. Cette vérité est bien sûr relative à notre réalisme naïf. Mais comme celui-ci est coévolutif au monde, elle est dans une certaine mesure fondée. Exemple : vous recevez un marron. Vous ne pouvez être certains que de cela : vous avez reçu un marron. L'interprétation que vous pouvez en faire est quant à elle pleine d'incertitudes : le marron est-il tombé de lui-même ? quelqu'un l'a-t-il lancé ? serait-ce même, pourquoi pas, l'âme d'un défunt qui essaie de se manifester à vous ? Vous n'en savez absolument rien car vous n'avez rien vu de tout cela. Mieux vaut donc en rester pour le moment à la seule vérité de l'acte.

Ce que peuvent suggérer ces quatre idées, c'est que l'action est une voie de réalisation plus sûre que la pensée. Donc pour réaliser une civilisation weidique préfigurant la genèse de l'Ame Collective, il importe peu que tout le monde ait la même opinion sur cette question, ni que tout le monde partage la même motivation. Tout ce qui compte, c'est que l'oeuvre s'accomplisse. Pour prendre l'exemple des cathédrales, nous pouvons observer que ceux qui les ont bâties avaient des raisons très différentes : certains venaient simplement pour gagner leur vie, d'autres pour louer le Seigneur, d'autre encore pour participer au Salut de l'humanité, d'autres pour faire une oeuvre monumentale, d'autres pour faire un athanor, d'autres pour marquer leur pouvoir face aux monastères, etc. Malgré tout, elles se sont élevées, cohérentes et suprêmement belles. Une civilisation nouvelle s'édifiera probablement de la même manière, que les avis s'accordent ou ne s'accordent pas.

Cette façon de voir va à contre-courant de deux attitudes majeures qui ont traversé l'histoire, l'une qui veut d'abord changer l'homme pour changer la société, l'autre qui veut commencer par changer la société pour changer l'homme. Nous avons déjà évoqué ce point au chapitre 9, mais nous pouvons encore ajouter ces arguments.

Remarquons tout d'abord qu'un outil n'est qu'un outil ! Ceci pour dire qu'il ne faut pas le juger selon les critères qui servent à apprécier l'oeuvre qu'il sert à réaliser. L'outil est bon s'il permet d'accomplir ce à quoi il est destiné. Une scie n'a pas à être recouverte d'or fin. Elle est parfaite à son niveau si elle coupe bien le bois.

Remarquons maintenant que notre corps et notre intelligence ne sont eux aussi que des outils. Passer trop de temps à les bichonner n'en laisse plus beaucoup pour les utiliser.

Remarquons encore que bien des gens qui ont accompli des oeuvres formidables étaient pétris de défauts à la démesure de leurs talents.

Conclusion ? N'exigeons pas des hommes d'être des saints. N'exigeons pas de l'humanité d'être parfaite avant de l'autoriser à accomplir le moindre geste. Qu'ils agissent, et ce faisant ils se transformeront. Car telle est la subtilité de cet art : l'outil se forge en même temps qu'il sert à forger l'Oeuvre. Des individus peuvent bien sûr se transformer. Ils sont même indispensables pour projeter une image de ce qui est à construire. C'est leur mission à eux, leur mesure. Mais de grâce, que l'on cesse de vouloir forcer les hommes et la société à changer. Il leur suffit de faire, et ce faisant, ils se feront. Un Point, c'est Tout.




Le chemin


Une dernière remarque. Nous savons qu'il n'y a rien d'autre que du présent, et qu'il n'y aura jamais rien d'autre. Par conséquent la véritable valeur d'un projet n'est pas dans son accomplissement comme résultat, mais dans son accomplissement comme processus, autrement dit dans le chemin qu'il oblige à ouvrir et à parcourir. Car nous sommes toujours en chemin ; il n'y a pas de point final, seulement des haltes temporaires pour un repos qui n'est que préparation à un nouveau mouvement. Et ce qui vaut pour les individus vaut aussi pour la société : seul compte le chemin.

La tâche d'ouvrir ce chemin est ô combien exaltante. Mais il faut avoir bien conscience qu'elle recèle d'incroyables difficultés, car il s'agit d'avancer sur le fil d'un rasoir entre deux abîmes. D'un côté celui où nous précipiterait l'inaction, l'abîme de la désagrégation, qu'il ne faut pas forcément concevoir somme une apocalypse (nucléaire, biologique, climatique, ou autre). Car entre d'une part la grande inertie du système économico-social actuel, et d'autre part la très grande faculté d'adaptation de l'homme, les choses se feront progressivement, si progressivement peut-être que les ruptures ne seront guère perceptibles. Le climat évoluera lentement, l'environnement se dégradera de plus en plus, de nouvelles maladies se propageront, les économies se désorganiseront, etc, mais à tout cela l'homme s'adaptera au jour le jour. Seulement, dans ce contexte de déclin de la civilisation, cette adaptation risque fort d'être une régression, qui verrait la résurgence de tant de comportements néfastes. Précisons encore que si chacun se contente de cultiver dans son coin son jardin, de se faire un joli sam-suffit, cela ne résoudra rien car tout est lié.

Quant à l'autre côté du fil du rasoir, c'est un abîme où nous précipiterait un excès de zèle et de prosélytisme. Nous le savons bien, l'enfer est pavé de bonnes intentions. Prudence donc avant de généraliser à l'humanité des modèles qui n'ont pas été éprouvés. Et n'en déplaise à monsieur Rousseau et à quelques uns de ses suivants qui ont fait bien du mal à leurs semblables, il est tout à fait stupide de vouloir forcer les hommes à être libre et heureux ! D'abord on ne sait même pas ce que ces mots veulent dire, ensuite toutes les expérience faites en ce sens montrent que ça ne marche pas, et enfin cela attise les rancoeurs, et pollue un astral qui l'est déjà passablement.

Entre ces deux abîmes, tout est possible parce que notre pensée est créatrice de la réalité. Vaste programme donc, que nous avons à peine esquissé dans cet avant-dernier chapitre qui se veut plutôt une porte ouverte. Car tout est à repenser et à reconstruire : la physique, la biologie, la psychologie, l'économie, l'éducation, la médecine, le travail, le couple, etc. Ce livre n'est qu'une base de travail. L'homme et le monde sont évidemment bien plus que les mots inscrits sur ces pages. Nous avons seulement trouvé trois outils. Notre espoir est qu'ils ne restent pas sagement rangés sous la couverture de ce livre quand vous l'aurez refermé…




Sommaire Chapitre suivant


Notes


1. Arnold TOYNBEE, L'histoire, Bordas, 1972.

Retour au point d'appel


2. Vahé Zartarian, Civilisations et systèmes culturels, étude non publiée.

Retour au point d'appel






Glossaire


Athanor: désigne le creuset où les alchimistes réalisent la transmutation du plomb en or. Par extension, c'est devenu le symbole du creuset des transmutations physiques, morales ou spirituelles. Par exemple les cathédrales gothiques, notamment Notre-Dame de Paris ou de Chartres, ont été conçues par leurs bâtisseurs pétris d'alchimie comme de véritables athanors, de sorte que celui qui y pénètre en ressorte transformé.

Retour au point d'appel