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La logique constructive des assemblages non hiérarchisés est complètement différente de celle des assemblages hiérarchisés. Au lieu de partir déléments porteurs grands et lourds autour desquels se construit progressivement la forme, on part de la forme que lon structure à laide de nombreux éléments similaires reliés entre eux. Chacun pris séparément est peu résistant comparé à une poutre porteuse, mais leur nombre et la manière dont ils sont reliés assurent une distribution des efforts sur tous.
assemblages hiérarchisés |
assemblages non hiérarchisés |
- poutres porteuses peu nombreuses, grandes et fortes; éléments secondaires plus nombreux, plus courts et moins résistants |
- tiges nombreuses quasi identiques |
- les éléments dun même niveau ne sont pas tant reliés entre eux que fixés à des éléments du niveaux inférieur |
- les éléments sont reliés entre eux par des connecteurs qui jouent un rôle structurel majeur |
- les efforts sont canalisés vers les éléments du premier niveau |
- les efforts sont distribués dans toute la structure via les connecteurs |
- la forme diffère de la structure |
- la forme se confond avec la structure |
Ce dernier point est particulièrement important. Il signifie que la résistance du bâtiment provient entièrement de sa forme. Doù, entre autres, une grande économie puisquil ny a pas à construire deux fois, la structure dun côté, la forme de lautre.
Si lon cherche des précédents à lemploi de cette logique constructive, ce nest pas tant du côté des échafaudages évoqués plus haut quil faut se tourner que du côté de certains habitats nomades. Question probablement de disponibilité des matériaux, de transportabilité et de facilité de montage/démontage.
De nombreux peuples nomades construisent des huttes simplement en tressant et en attachant des branches fines. Par exemple les Gabras du nord Kenya.
La matière première est relativement facile à se procurer même dans ces régions semi-désertiques (il sagit en général de fines branches dacacia), lensemble se monte et se démonte rapidement et se transporte sur un chameau.
Plus aboutie sur le plan structurel est la yourte mongole (appellation consacrée venant du russe tandis que les mongoles eux-mêmes lappellent ger, que lon voit parfois écrit gher).
La yourte est une construction autoportante cest-à-dire quelle tient toute seule sans avoir besoin dêtre ancrée et sans avoir besoin dun mât planté dans le sol. La structure est constituée déléments nombreux mais relativement courts et légers, ce qui la rend facile à transporter. Une yourte de taille moyenne peut se monter et se démonter en une heure à trois personnes. Sa forme ronde et son profil bas la rendent extrêmement résistante aux vents forts de la steppe. Le confort nest pas en reste de par ses dimensions (de 5 à 10 m de diamètre), son épaisse couverture de feutre en laine de mouton ou en crin de cheval, et la possibilité de faire du feu dont la fumée sévacue par une petite ouverture sommitale (outre lintérêt de réchauffer, il maintient la membrane sèche et lempêche de moisir).
De nombreux occidentaux aspirant à des modes de vie plus simples et plus proches de la Nature ont découvert la yourte ces dernières années (à la suite du tipi). Certains lachètent, quelques uns se la fabriquent eux-mêmes. On trouve sur internet de nombreux sites donnant des informations pratiques. Je ne discuterai pas ici de lintérêt de transplanter cet habitat hors de son contexte géographique, climatique et culturel, cette question sera abordée dans le livre 3. Pour le moment un seul point mintéresse en rapport direct avec mon présent propos, la manière dont est construit le mur, appelé hana ou khana.
Traditionnellement il est fait avec de jeunes pousses darbres, de fines tiges coupées à la même longueur, environ 2,5 m. Il en faut une cinquantaine voire plus pour une petite yourte de 5 m de diamètre. Chaque tige est attachée à cinq ou six autres (cest fonction de leur longueur et de leur nombre) à laide de lanières de cuir pour former une structure en treillis à mailles carrées. Le résultat ressemble à ces treillis en bois ou en plastique que lon trouve dans les jardineries pour palisser les plantes:
Si vous en avez un sous la main, vous constaterez quil se courbe très facilement:
Idem pour le khana de la yourte. Les lattes sont assez souples pour que le treillis, une fois posé verticalement au sol, puisse être courbé en cercle. Les extrémités ne sont pas directement attachées mais fixées de chaque côté dun cadre rigide qui sert dentrée. Le mur est ceinturé à laide de fortes sangles pour bien le maintenir vertical, en particulier pour contrebalancer les forces décartement causées par le poids du toit qui repose directement sur le treillis, sans le soutien dun mât central (dans les petites yourtes du moins, un mât est nécessaire pour les plus grands diamètres).
Cette brève description suffit pour se faire une idée du fonctionnement de cette structure. On comprend en particulier que son intégrité nest pas remise en cause par la défaillance dun élément. Une attache peut lâcher, une latte se briser, il y a suffisamment de redondance pour que lensemble tienne bon.
Le problème avec ces structures non hiérarchisées simples est quelles butent très vite sur des limites dimensionnelles. Cela dépend bien sûr des matériaux et des techniques choisis mais il est évident quau-delà de quelques mètres de diamètre force est de rajouter des éléments porteurs classiques tels que poteaux et poutres si lon veut que cela tienne.
Les limites des structures non hiérarchisées seraient-elles déjà atteintes? Vous vous doutez que non sinon je ne vous aurais pas conduit jusquici. Vous vous doutez également que le passage de la hutte à des structures couvrant des centaines voire des milliers de mètres carrés ne se fera pas sans quelques sauts conceptuels. Sinon ça se saurait, les grands maîtres es structures architecturales des temps passés nous auraient déjà gratifiés de quelques édifices monumentaux de ce genre.
Les avancées sont relativement récentes, première moitié du 20e siècle pour certaines, seconde moitié pour dautres. Des chercheurs, ou il serait plus exact de dire des trouveurs, ont imaginé des solutions efficaces tout à fait originales. Pour pénétrer à notre tour les principes des coques en treillis de bois, des dômes géodésiques et de la tenségrité, il va nous falloir rompre avec la façon habituelle daborder larchitecture. Cest en effet une toute autre manière de penser le rapport de la forme et de la structure, une toute autre manière de construire aussi.
À première vue, on devine deux directions de développement des structures non hiérarchisées:
1. soit on utilise des tiges longues et flexibles que lon courbe pour former la structure, extension à lensemble du bâtiment du principe du mur de la yourte (notons en passant que celle-ci na pas une structure homogène puisque son toit est fait de poutres);
2. soit on utilise des tiges plus courtes et rigides assemblées par triangulation, un peu comme les échafaudages, mais pour former des surfaces beaucoup plus complexes.
Explorons ces deux pistes, dans cet ordre.
Remarque préliminaire: pour ceux désireux dapprofondir le sujet léquivalent anglais de cette expression est timber gridshell.
Si tout à lheure vous vous êtes amusé avec un treillis de palissage, reprenez la petite arche que vous avez construite. Sinon vous pouvez vous contenter den former une avec une feuille de papier épais. Appuyez légèrement dessus. Le problème saute aux yeux: ça se déforme à la moindre sollicitation. Pas très engageant pour un principe structurel censé résister au vent et à la neige!
En fait la flexibilité des tiges qui a permis de courber le treillis se retrouve en partie dans le résultat final. Mais pourquoi dans ces conditions la yourte se révèle-t-elle si résistante? Cest que la déformabilité du mur est contenue par les poutres radiales du toit, qui agissent en quelque sorte comme des rayons rigides dune roue, et par un cerclage au moyen de fortes sangles.
Donc si lon veut réaliser un bâtiment tout en treillis, sans ajout de poutres ni autres renforts rigides, gage de légèreté et de cohérence, il faut faire en sorte que la résistance provienne de la forme elle-même. Comme on vient de le voir, ce nest pas le cas dune portion de cylindre formant voûte. Mais vous pouvez imaginer que si vous croisiez une première arche en treillis avec une autre identique placée perpendiculairement, vous obtiendriez une sorte de dôme qui serait beaucoup plus résistant. En reliant bien les deux treillis, la structure finale fonctionnerait comme une coque.
Il ne sagit pas des coques de bateaux mais de coques architecturales réalisées à lorigine en béton. Rien à voir non plus, malgré une parenté morphologique, avec les dômes et autres voûtes en pierres des temps anciens. Question dépaisseur. Une image suffira à sen convaincre, celle de cette station-service de Deitingen en Suisse construite par Heinz Isler en 1968:
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Heinz
Isler |
Le rapport portée/épaisseur est un critère intéressant pour évaluer lefficacité dune structure. Voici un petit comparatif (ce ne sont que des ordres de grandeur évidemment):
- poutre en bois: 20
- arche: 40
- coque en béton: 400 à 800
- membrane supportée par lair: jusquà 300 000
Pour une construction en dur, les coques sont un excellent compromis entre la quantité de matériaux utilisés et la surface couverte. Dautant que les matériaux en question sont des plus banals, du béton pris sur une grille métallique.
Lexceptionnelle résistance dune coque vient de sa forme, pas de sa masse. Cest le même principe que pour une coquille duf. On peut voir une coque comme le développement dune arche funiculaire de façon à générer une surface et non plus seulement une ligne.
La première réalisation de ce genre date des années 1920. Mais cest surtout à partir des années 50 que le procédé se propage sous limpulsion darchitectes comme Candela, Nervi, Esquillan. Cest à ce dernier que lon doit la réalisation la plus monumentale, le CNIT de Paris-La Défense.
En plan, elle dessine un triangle équilatéral de 218 m de côté inscrit dans un cercle de 251 m de diamètre. Cest en quelque sorte un dôme tronqué de manière symétrique sur trois côtés et qui culmine à plus de 48 m. Compte tenu de ses exceptionnelles dimensions, la structure est faite de deux coques espacées denviron 2 m et reliées par des cloisons. Lépaisseur totale varie en fait de 1,9 m au sommet à 2,7 m à la base, tandis que lépaisseur de chaque coque varie de 60 à 120 mm. Les cloisons de liaison entre les deux font quant à elles 59 mm dépaisseur.
Comme les coquilles dufs, de telles coques en béton se révèlent extrêmement solides malgré leur très faible épaisseur. Et comme les coquilles dufs, elles senfoncent assez facilement sous une charge ponctuelle un peu forte, ce qui conduit généralement à leffondrement de tout le bâtiment.
Un autre inconvénient des coques est que la réalisation nécessite un moule. On peut parfois sen passer, comme dans certaines constructions conçues par assemblages déléments préfabriqués, ou comme ces petits dômes où le béton est coulé sur un ballon que lon gonfle. Mais ça reste un problème dès que la forme devient un peu plus complexe.
Le béton est quasiment le seul matériau utilisé. Je ne connais guère que les coupoles de télescopes faites dans une autre matière, la fibre de verre. Il faut dire quelle est beaucoup plus chère et difficile à travailler (il faut construire des moules et passer beaucoup de temps à empiler des couches successives de tissu de verre et à les enduire de résine après avoir patiemment attendu que la précédente ait séché).
La question qui se pose maintenant est de savoir si lon peut réaliser une coque à partir dun treillis. Si oui, les avantages seraient nombreux: grande économie de matière, pas besoin de moule, il suffirait de courber le treillis de manière adéquate, doù facilité et rapidité de montage, critères qui sont aussi des dimensions de la légèreté.
Lidée de croiser deux treillis que jai suggérée plus haut nest ni pratique ni économique. Dailleurs si deux treillis à mailles carrées se croisent, lon peut faire en sorte que les mailles se superposent à lendroit du croisement. Cela veut dire que la même forme pourrait être obtenue avec un seul treillis.
La question devient donc: est-il possible de déformer un treillis simple en une surface à double courbure comme un dôme? Si vous avez toujours sous la main votre treillis de palissage, essayez, vous vous rendrez vite compte que cest possible mais à condition de ne pas accentuer la courbure, sinon les lattes se disjoignent ou se rompent.
Il y a une raison géométrique à cette impossibilité de courber davantage le treillis: on ne peut pas plaquer un carré sur une sphère sans le déformer. Découpez un petit carré de papier et plaquez-le sur un bol ou une balle, vous constaterez quil ne colle pas à la surface à moins de faire des plis. Vous pouvez aussi réaliser un petit carré avec du fil de fer, cest plus proche de la maille dun treillis. En le plaquant sur une boule, vous pouvez cette fois lui faire épouser la surface mais au prix dune déformation.
On pressent que si on laisse du jeu dans les connexions, lensemble du treillis devrait pouvoir se déformer plus amplement jusquà prendre la forme dune coque. Tout le secret est là en effet: laisser du jeu.
Au final, le principe de construction dune coque en treillis apparaît assez simple:
1. On commence comme pour le mur dune yourte par assembler à plat sur le sol de longues lattes de bois selon un maillage généralement carré mais qui peut être aussi triangulaire ou hexagonal. On ne sert pas à fond les boulons ou les connecteurs situés à tous les points dintersection pour permettre de légères torsions et de petits déplacements des lattes lors de la mise en forme.
2. Par une combinaison de poussées et de tractions, on déforme la trame plane en une surface à double courbure, qui peut être très complexe et ne pas se limiter à la calotte sphérique comme on le verra dans les exemples ci-après. Au cours du processus, et grâce au jeu quon a laissé, certains carrés sagrandissent légèrement, dautres rapetissent, beaucoup se déforment en losanges.
3. Une fois la forme finale désirée atteinte, on assure la jonction avec le sol et on sert bien tous les boulons. On obtient au bout du compte une structure extrêmement résistance par effet de coque. Pour accroître la rigidité, on peut ajouter des câbles diagonaux qui triangulent les carrés.
La première réalisation remarquable est l'œuvre de Frei Otto, un génie des structures légères que l'on retrouvera maintes fois dans cette étude. Pour être tout à fait exact, l'architecte était Carlfreid Mutschler, le bureau d'ingénierie Ove Arup & partners avec Ted Happold comme chef de projet, et Frei Otto était le concepteur de la forme-structure. Il avait déjà employé le procédé mais à échelle beaucoup plus modeste. Avec la Mannheim Multihalle construite en 1975 on passe dans une autre dimension: 7400 m² couverts, une longueur maximale de 160 m, une largeur maximale de 115 m, une portée maximale de 85 m, une hauteur maximale de 20 m pour un poids de seulement 14 kg/m². La structure est constituée d'un double réseau de longue lattes de bois de 5x5 cm et le tout est recouvert d'une membrane transparente en polyester.
Cette Multihalle de Mannheim était conçue au départ comme un bâtiment temporaire pour une exposition horticole. Plus de trente ans après elle est toujours debout. Comment expliquer alors que le procédé nait pas fait école? Cest que derrière la relative simplicité de la construction se cachent quelques grandes difficultés.
Dabord il nest pas si facile de sélectionner du bois de qualité adéquate et de labouter en très longues lattes de plusieurs dizaines de mètres de long assez solides et assez flexibles pour prendre la courbure voulue sans se briser ni se fendre.
Ensuite la conception de la forme est extrêmement complexe dès que lon séloigne un tant soit peu de la simple calotte. Et la Multihalle de Mannheim est en effet dune grande complexité. De lextérieur on dirait une succession de collines.
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http://www.freiotto.com |
De lintérieur on a une incroyable sensation despace (renforcée par la couverture transparente) et de fluidité avec des variations incessantes de courbure, dinclinaison et de hauteur de la coque.
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http://www.freiotto.com |
Pour concevoir cette forme, Frei Otto a procédé par étapes. Il a dabord travaillé sur des maquettes au 1/100 constituées dun réseau de câbles (un câble pour trois lattes) en exploitant lidée dune surface funiculaire qui par inversion donne une coque parfaite.
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dans http://elib.uni-stuttgart.de/opus/volltexte/2001/761/pdf/wendland.pdf |
Après de nombreux tests et ajustements, notamment pour modifier les zones où des rayons de courbure trop faibles auraient entraîné la rupture des lattes, la maquette a servi de base à une modélisation numérique pour une étude plus poussée du comportement de la structure. À partir de là ont été calculés précisément la longueur de chaque latte et son positionnement. Une fois tout ce travail de conception accompli, le reste devenait simple et rapide: montage du treillis au sol, déformation, fixation. Encore fallait-il parvenir à franchir la première étape! À suivre ce résumé, on comprend quil ait fallu attendre 25 ans pour voir lidée reprise pour une autre grande réalisation.
À Downland en Grande-Bretagne a été construit récemment un bâtiment original abritant le centre national détudes et de conservation des bâtiments traditionnels à ossature bois. Si le bâtiment en question se devait dêtre en bois, les promoteurs ont choisi dinnover pour montrer le dynamisme de la filière. Au lieu d'une structure traditionnelle, ils ont opté pour la coque en treillis proposée par le cabinet de l'architecte Edward Cullinan avec l'assistance du cabinet d'ingénierie Buro Happold. La présence de ce dernier n'est pas un hasard puisqu'il a été fondé par Ted Happold, lequel a collaboré sur de nombreux projets avec Frei Otto, dont la Multihalle de Mannheim. Le résultat est une courbe continue qui dessine trois bulbes, une belle forme ondulante en harmonie avec les collines environnantes. Avec ses 48 m de long, ses 16 m de largeur maximale, et ses 11 m de hauteur, la structure pèse seulement 6 tonnes. Elle est constituée de 6000 m de lattes en chêne de 5x3,5 cm assemblées en un double réseau superposé à mailles carrées de 1 m qui au sol forme approximativement un rectangle de 30 m sur 52. La série de photos suivante montre bien les étapes de la construction:
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http://www.burohappold.com |
Avec des rayons de courbure allant jusquà 6 m et des lattes mesurant jusquà 50 m, beaucoup defforts ont porté sur leur fabrication: sélection du bois, choix de la colle, conception des connecteurs pour éviter de faire des trous qui affaibliraient les lattes, etc.
De grands efforts ont été faits également pour modéliser le comportement de la structure. Car il fallait respecter les normes de construction en vigueur pour un bâtiment permanent destiné à accueillir du public.
Dans la foulée mais à lopposé de ce projet ambitieux les britanniques nous ont gratifiés récemment dune autre structure en coque à treillis de bois. Il sagit cette fois dune simple calotte posée sur une base hexagonale maçonnée de 9 m de diamètre. Elle a été conçue en 2002 par larchitecte Christopher Day pour un centre anthroposophique situé à Pishwanton. Lidée était de la réaliser en autoconstruction avec autant que faire se peut des matériaux locaux: lattes en mélèze (encore vert pour la flexibilité) de 3,5x2,5 cm de section et 3 m de long aboutées pour atteindre 12 m; treillis carré de 60 cm fait de deux couches de lattes; une coque consolidées par trois couches croisées de planches vissées pour que le bâtiment supporte le poids dune toiture végétale.
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images
David Tasker dans http://vs2.i-dat.org/fourthdoor/index.html |
Il y a à mes yeux une incohérence entre la réalisation de la coque selon un principe de légèreté et le résultat final renforcé de trois couches de planches pour supporter des tonnes de terre. Mais cest leur problème et tout ce qui compte ici cest de constater que le principe est utilisable en autoconstruction sans avoir recours à des modélisations poussées. À condition de savoir se contenter dune simple calotte.
En guise de conclusion sur les réseaux en treillis, citons l'expérience originale de Shigeru Ban pour le pavillon japonais de l'exposition universelle de Hanovre. Il voulait une forme naturelle et une structure légère dont tous les éléments soient recyclables. Ayant déjà travaillé avec des tubes en carton, l'idée d'un réseau en treillis avec de tels tubes s'est vite imposée. Il s'est rapproché de Frei Otto et de Buro Happold qui l'ont aidé. La forme en trois bulbes ressemble un peu à celle de Downland. Elle fait 16 m de hauteur et couvre 3600 m². Elle n'a pu être conçue que par ordinateur. Le réseau consiste en 440 tubes en carton de 12 cm de diamètre et 40 m de long.
L'expérience consistant à employer du carton est originale mais encore limitée : d'une part par le fait qu'il a tout de même fallu recourir à des renforts en bois sinon la structure ne respectait pas les normes; d'autre part parce que tout a été démonté à la fin de l'exposition et qu'on ne peut donc rien tirer du comportement d'une telle structure sur une plus longue durée. Saluons toutefois l'esprit d'innovation.
Lautre direction prise par les assemblages non hiérarchisés conduit à préférer des éléments plus courts et rigides au lieu de longs et flexibles. Lidée cette fois est de concevoir des surfaces susceptibles dêtre pavées par des triangles, avec pour avantages:
+ lemploi de petits éléments quasi identiques (bambou, tubes dacier, daluminium, etc.) facilitant la fabrication et le transport;
+ une structure facile à monter et à démonter si les connecteurs sont bien conçus, à linstar dun échafaudage,
+ avec du personnel peu ou pas qualifié.
Lidée de telles structures sest progressivement élaborée autour de 1900. À la fin des années 30, plusieurs brevets ont été déposés pour des systèmes de connexion. Mais cest surtout avec la construction des dômes géodésiques, culminant en 1967 avec la remarquable réalisation pour lexposition universelle de Montréal, que ce principe structurel touche le grand public.
Bien que les premiers dômes géodésiques remontent aux années 1940, le monde les a véritablement découvert en 1967 à loccasion de lexposition universelle de Montréal.
Une énorme boule de plus de 80 mètres de diamètre donnant paradoxalement une impression de transparence et de légèreté. Une sorte dOVNI venu se poser là en douceur. Une architecture de circonstance en cette ère triomphale où les hommes sapprêtaient à poser le pied sur la Lune. Des américains pour être exact. Car ce dôme était le leur. À lintérieur sélevait un immeuble de six étages exposant ce que lAmérique elle-même jugeait comme le summum de son inventivité: gadgets technologiques, uvres dart, jusquau programme spatial Apollo. Mais le meilleur témoignage de la réussite américaine était peut-être le dôme lui-même:
+ une boule correspondant aux 3/4 dune sphère de plus de 80 mètres de diamètre, haute comme un immeuble de 20 étages;
+ 600 tonnes seulement;
+ une structure en deux couches espacées denviron un mètre faite de tubes dacier soudés de 9 cm de diamètre (il avait été prévu de les boulonner mais pour des raisons déconomie les tubes ont été soudés, rendant la structure indémontable);
+ une couverture de 1900 panneaux dacrylique.
Succès assuré: 5,3 millions de visiteurs en 6 mois.
En 1976, à loccasion de travaux de maintenance, un incendie sest déclaré qui a détruit toute la couverture sans affecter la structure. Rebaptisée Biosphère, elle abrite aujourdhui un centre dinformation écologique.
Cette remarquable réalisation est due à Buckminster Fuller (1895-1983). On ne saurait le qualifier darchitecte à proprement parler. Sa démarche était beaucoup plus ambitieuse: embrasser le fonctionnement de lunivers, dévoiler les principes de régénération qui selon lui lorganisent et le réorganisent continuellement à toutes les échelles, et en tirer des application pratiques, notamment en architecture. Sa pensée est complexe, parfois un peu outrée, mais il a le mérite de lavoir passée au crible de lexpérience. Cela na pas toujours réussi, mais ce quil en reste nest pas moins remarquable. Relevons quelques unes de ses idées maîtresses sur lesquelles sappuient ses réalisations.
Fuller a une approche véritablement cosmique dans la mesure où, pour lui, ce sont les mêmes principes qui gouvernent lorganisation de la matière à toutes les échelles, des atomes au système solaire en passant par les êtres vivants. Par conséquent une architecture sensée doit suivre les mêmes règles quil synthétise sous la dénomination synergetics pour synergetic-energetic geometry. Cela signifie dune part que toute structure naturelle tend delle-même vers un état dénergie minimale (principe bien connu en physique quil généralise), et dautre part que son évolution se fait de manière synergique, cest-à-dire que le comportement de lensemble nest pas réductible à celui de ses éléments constitutifs (dautres à la même époque employaient plutôt le vocable systémique). Tirant le fil de sa réflexion, il parvient à cette compréhension des jeux de force dans la matière:
La compression est une ˝réalité centrale˝ ŕ laquelle on aime se référer, et cette réalité est considérée comme universellement étendue. On doit maintenant casser cette habitude et apprendre à jouer le jeu de la nature où la tension est première et explique la cohérence de lensemble. La compression est pratique, très pratique, mais toujours secondaire et discontinue." (cité dans http://www.redskyshelters.com/index.html, traduction personnelle)
Cette mise en avant de la tension le conduira, entre autres, à élaborer avec Kenneth Snelson le concept révolutionnaire de tenségrité (tensegrity en anglais pour tensional integrity) que lon étudiera dans le chapitre suivant.
Ajoutons que Fuller avait avant lheure une pensée que lon qualifierait aujourdhui denvironnementale. Il était parfaitement conscient du poids exagéré que fait peser lhomme sur la Nature. Donc conscient également du poids que larchitecture fait peser sur les ressources. De là une aspiration à des bâtiments plus légers, tout en étant autant sinon plus résistants que les ouvrages massifs grâce à la meilleure compréhension des principes structuraux permise par sa métaphysique. Dans ce domaine il sest confronté avec succès à la matière. Preuve en est que les plus grands dômes construits avant lère moderne, St Pierre de Rome et le Panthéon de Paris, pèsent aux environs de 15 000 tonnes pour un diamètre de 50 mètres, tandis quun dôme géodésique de même diamètre construit par Fuller pèse mille fois moins!
Comme le suggère ce dernier exemple, le dôme géodésique se veut une application de ces conceptions à larchitecture. Cela ne sest pas fait sans quelques essais et erreurs.
Mais pour bien comprendre de quoi il sagit commençons par revenir sur la dénomination elle-même. En géométrie, on appelle géodésique dune surface la ligne la plus courte qui, sur cette surface, joint deux points. On en a tous lexpérience sans avoir besoin de connaître la géométrie ni son vocabulaire. Par exemple chaque fois que lon essaie de ficeler un paquet informe. Quand, après pas mal defforts, on croit être parvenu à un résultat satisfaisant et que lenvie nous prend de secouer un peu le paquet pour vérifier que tout tient bien, cest la catastrophe, les ficelles semblent se détendre dun coup. En fait elles ne se détendent pas, elles trouvent delles-mêmes leur vraie place, les chemins les plus courts, autrement dit les géodésiques.
Dans le cas dune surface sphérique, les géodésiques sont tout simplement des ˝grands cercles˝, cest-ŕ-dire que le trajet le plus court entre deux points quelconques A et B est larc de cercle qui a pour centre le centre de la sphère, pour rayon le rayon de la sphère, et qui passe par A et B:
Fuller interprète les géodésiques comme des chemins dénergie et de durée minimales. Doù lidée de réaliser des sphères, qualifiées donc de géodésiques, à partir dun certain nombre de tels grands cercles arrangés de manière quils se croisent en formant des triangles. Si cette idée à lair séduisante dun strict point de vue géométrique, elle savère en pratique peu efficace. Problème de matériaux pour réaliser les cercles, mais surtout problèmes structuraux: les triangles que forment les géodésiques en se croisant et qui sont supposés donner sa tenue à la structure ont des dimensions fort inégales, doù une mauvaise répartition des efforts.
Suite à ces premiers essais mitigés datant de la fin des années 40, Fuller a lidée de revenir au triangle, plus précisément au triangle équilatéral qui constitue déjà une structure optimale. Sil est possible de réaliser une structure en assemblant uniquement de tels triangles identiques, on sera assuré de sa résistance grâce à une répartition régulière des efforts. Restant fixé sur la forme du dôme, sans doute parce que la sphère est également une forme optimale dans son système, la question devient: comment approcher au plus près la surface dune sphère avec des triangles équilatéraux identiques? Le problème a été résolu il y a longtemps déjà, dès lAntiquité en fait. Dans un espace euclidien tridimensionnel, il ny a que trois polyèdres de ce genre qui sinscrivent parfaitement dans une sphère:
1. le tétraèdre formé de 4 faces triangulaires équilatérales identiques, avec 4 sommets et 6 côtés:
2. loctaèdre formé de 8 faces triangulaires équilatérales identiques, avec 6 sommets et 12 côtés:
3. licosaèdre formé de 20 faces triangulaires équilatérales identiques, avec 12 sommets et 30 côtés:
Ces figures appellent quelques remarques:
En remplaçant larc par la corde (ici le côté dun triangle) pour dessiner la forme, on nest plus à proprement parler sur une géodésique de la sphère. Mais pour Fuller lessentiel est préservé dans la mesure où la corde étant plus courte que larc elle constitue en quelque sorte un raccourci encore plus économique. De là sans doute que lappellation géodésique ait été préservée.
Dautre part, il est clair que plus le nombre de triangles augmente, plus la forme est proche de la sphère circonscrite. Doù lidée daugmenter encore leur nombre, à la fois pour coller au plus près de la sphère et pour augmenter la solidité en travaillant avec des éléments plus courts (rappelons que la résistance dune tige au flambage est inversement proportionnelle au carré de sa longueur).
Laugmentation du nombre de triangles se fait en deux étapes.
Première étape: chaque triangle est subdivisé en triangles équilatéraux plus petits et identiques. Cest une des propriétés du triangle équilatéral de pouvoir se partitionner aussi facilement en figures similaires:
En divisant chaque côté en 2 parties égales par une ligne parallèle à un autre côté, on obtient 4 petits triangles équilatéraux identiques. On dit quon est à la fréquence 2. En le divisant en 3 avec deux lignes équidistantes et parallèles à un autre côté, on obtient 9 petits triangles équilatéraux identiques. On parle de fréquence 3. Et ainsi de suite, on obtient 16 triangles à la fréquence 4, 25 à la fréquence 5 etc.
On remarque que tous ces nouveaux triangles sont situés en-dehors de la sphère. Doù la seconde opération qui consiste à les ramener sur la sphère. La figure suivante montre le processus pour un triangle de fréquence 2:
Voici le détail de la procédure:
1. le triangle équilatéral ABC est partitionné en 4 triangles équilatéraux identiques: Abc, aBc, abC et abc;
2. les points a, b et c sont ramenés sur la sphère, précisément: a se projette en a sur larc géodésique BC, b se projette en b sur larc géodésique AC, c se projette en c sur larc géodésique AB;
3. en fin de compte la structure se compose des triangles Abc, aBc, abC et abc dont tous les sommets se trouvent sur la sphère.
Ces opérations peuvent être effectuées sur nimporte lequel des polyèdres réguliers ci-dessus, le tétraèdre, loctaèdre ou licosaèdre, et pour nimporte quelle fréquence. Le choix dépend notamment du type de dôme que lon souhaite réaliser, en particulier du plan de coupe, car on ne construit jamais une sphère entière mais un hémisphère ou 3/8 de sphère ou 5/8 etc.
Pour un diamètre de sphère donné, on choisit la fréquence de manière à obtenir une longueur de tige appropriée. À titre dexemple, la majorité des dômes géodésiques qui servent dhabitations et qui ont entre 5 et 10 mètres de diamètre emploient des tiges de 2 à 2,5 mètres de long et sont construits sur un icosaèdre de fréquence 3. Voici à quoi ressemble un tel dôme coupé à 5/8 de sphère:
Il est important de remarquer que la seconde opération, celle par laquelle les sommets des nouveaux triangles sont ramenés sur la sphère, leur fait perdre leur équilatéralité. Du point de vue esthétique, cela ne fait guère de différence. Du point de vue des ouvriers qui fabriquent et assemblent les tiges, cela demande un peu dattention.
Les calculs pour connaître le nombre et la longueur des différentes tiges ne sont pas très difficiles. Dailleurs il existe des tables et même des petits logiciels de simulation qui donnent toutes les valeurs utiles en fonction du polyèdre de départ, de la fréquence, et de la position du plan de coupe. Voici à titre dexemple les longueurs des tiges pour un dôme géodésique sur base dicosaèdre de fréquence 2, en partant de R le rayon du cercle circonscrit:
1. longueur des arêtes Ab, bC, Ca, aB, Bc et cA: 0,5465xR;
2. longueur des arêtes ab, bc et ca: 0,6180xR;
Des milliers de dômes géodésiques ont été construits à ce jour, de toutes tailles et avec des matériaux divers. Pour les tiges: tubes dacier, daluminium, de PVC, tiges en bambou, en bois de charpente, etc. Pour les connexions: soudures, connecteurs métalliques avec tiges boulonnées, connecteurs bois avec tiges boulonnées, clouées ou vissées, tiges attachées, etc. Bref, il y a autant de procédés constructifs que de constructeurs. Je ne rentrerai donc pas davantage dans les détails.
Retenons surtout que la conception dune telle structure la rend extrêmement résistante, même avec des matériaux qui peuvent paraître de prime abord trop légers. Lorsquun effort sexerce quelque part, il se diffuse partout par tension de certains éléments et compression dautres, et ce faisant il se dilue, se disperse en quelque sorte. On ne compte plus les dômes construits dans le sud-est des États-Unis qui ont résisté à des ouragans.
Une remarque supplémentaire cependant.
On appelle angle axial langle que fait une tige avec le rayon:
On voit que pour une longueur de tige donnée, cet angle augmente avec le rayon (pour les amateurs: cosA=L/2R). Quand on conçoit une grande structure, vient le moment où cet angle est si proche de langle droit quelle perd toute résistance. La raison en est assez facile à comprendre.
Prenez trois tiges identiques (trois crayons, trois manches à balais, trois tubes PVC, etc.). Fixez-les solidement ensemble par une extrémité (plusieurs tours de ruban adhésif peuvent convenir). Reliez les autres extrémités par une ficelle.
Premier essai (figure de gauche): ajustez la longueur de la corde de façon que, posée au sol, la structure forme quasiment un tétraèdre. Appuyez fortement sur le sommet: pas de doute, cest du solide (on fait des petits tabourets de voyage comme ça). Deuxième essai (figure de droite): déroulez la corde pour rapprocher le sommet du sol. Appuyez une nouvelle fois sur le sommet. Vous constatez quune faible force suffit pour effondrer la structure (cest pour la même raison quun parapluie ou un parasol se retourne si facilement).
Pour réaliser des dômes géodésiques de grand diamètre, lidée consiste à construire deux structures parallèles et à les relier entre elles. Il y a plusieurs variantes dont voici la plus simple:
Les deux couches sont analogues et conçues selon les principes ci-dessus. Elles sont légèrement écartées lune de lautre, et légèrement décalées de sorte que le sommet dun triangle appartenant à la première couche est en regard du centre dun triangle appartenant à lautre couche. Les deux couches sont reliées par un réseau tétraédrique cest-à-dire que chaque sommet dune couche est fixé par des tiges à trois sommets de lautre couche.
On voit en haut un fragment de la première couche (numérotée 1), en bas un fragment de la seconde couche (numérotée 2), et les liaisons entre les deux.
Voici une autre possibilité pour un dôme géodésique construit sur un double maillage hexagonal et non plus triangulaire. Plus précisément, la couche extérieure est hexagonale et la couche intérieure est formée dhexagones et de triangles, ces derniers étant nécessaires pour rendre lensemble indéformable. Cette structure a lavantage de donner une plus grande sensation douverture même si elle est plus complexe à réaliser:
Simon
Burt, Apex Photo Agency,
dans http://science.howstuffworks.com/eden3.htm |
Les dômes géodésiques sont devenus très populaires dans les années 70, surtout aux États-Unis et plus particulièrement dans les milieux dits de la contre-culture. Plusieurs raisons à cela:
+ ils constituent une alternative viable à la ˝maison carrée˝,
+ ils sont relativement faciles à réaliser en autoconstruction, du moins jusquà une dizaine de mètres de diamètre soit environ 70 m² au sol,
+ ils sont économiques à construire (certains sont même faits avec du bois de palettes) et économiques à lentretien,
+ ils sont agréables à vivre, donnant à lintérieur une belle sensation despace (à condition de ne pas sacharner à le partitionner pour refaire dedans des pièces carrées).
Ce succès ne se dément pas puisquon trouve aujourdhui rien quaux États-Unis une quarantaine de constructeurs officiellement répertoriés plus quelques uns au Canada, sans compter tous les auto-constructeurs. Un exemple de réalisation en bois:
Soyons justes, le dôme géodésique na pas que des avantages, en particulier:
si la structure est relativement facile à réaliser, la couverture pose plus de problèmes car il faut fermer des espaces triangulaires qui de surcroît forment entre eux des angles pas ordinaires: les fuites ne sont pas rares;
difficile également de faire rentrer dans ces espaces triangulaires des portes et des fenêtres de formes rectangulaires conçues pour des maisons parallélépipédiques;
impossible dapporter des modifications, de faire des extensions, sauf à construire autre chose à côté;
à de légères variations près, cest toujours la même forme.
Cette forme de dôme est certes intéressante, son volume et sa rondeur étant plus attractifs que les boîtes parallélépipédiques. Mais si cest pour remplacer toutes ces boîtes par de telles structures géodésiques, faire des villages, des villes entières de dômes, je ne vois pas lintérêt. Le dôme na de sens que comme une forme possible parmi dinnombrables autres.
Dune part, les grandes réalisations comme le dôme de Montréal (toujours debout malgré un incendie) ou plus récemment lEden Project en Angleterre (qui sera détaillé dans la quatrième partie) prouvent la validité du concept dassemblages non hiérarchisés. On dispose maintenant de suffisamment de recul pour être certain que, bien que très légères, ces structures sont extrêmement résistantes.
Dautre part, la réappropriation du concept par dinnombrables autoconstructeurs prouve quau niveau de monsieur et madame tout-le-monde aussi une alternative est possible aux principes constructifs traditionnels que sont les empilages et les assemblages hiérarchisés. Il est intéressant de remarquer que cela sest fait tout seul, complètement en-dehors des circuits traditionnels de la construction, sans laide des architectes ni des maçons. Simplement par des gens aspirant à un nouvel art de vivre et qui osent franchir le pas, séduits par la forme, le procédé, et par la possibilité dhabiter autrement lespace.
Nous avons vu deux manières de construire des structures non hiérarchisées, dune part avec des tiges longues et flexibles aboutissant aux coques en treillis, dautre part avec des tiges plus courtes et rigides aboutissant aux dômes géodésiques. Avons-nous fait le tour de la question? Peut-être pas. Il y a encore une piste à explorer, moins immédiate. Souvenons-nous de la possibilité de séparer dans une poutre la partie travaillant principalement en compression de celle travaillant exclusivement en tension. Eh bien lidée serait détendre le procédé à lensemble de la structure et plus seulement à un élément. Cela aboutirait à relier les tiges entre elles par des câbles au lieu de les fixer ensemble à laide de connecteurs. Un niveau supplémentaire de simplification donc, du moins au niveau conceptuel.
Est-ce possible? Peut-on effectivement concevoir des structures qui seraient en quelque sorte réduites à leur plus simple expression: des tiges rigides tenues par un réseau de câbles tendus? Avantages: une grande économie de moyens et des matériaux employés à loptimum de leurs possibilités. Notons que cela entraînerait la disparition des efforts de torsion particulièrement dommageables aux structures rigides, notamment au niveau des connexions, quelles soient dailleurs hiérarchisées ou non. Plutôt que nous plonger dans de savantes considérations théoriques, essayons plutôt de réaliser une telle structure.
Une seule tige ne permettant pas de faire grand chose sinon un piquet ou un mât démarrons demblée avec deux et voyons où cela nous mène.
Amusez-vous à manipuler deux crayons, vous comprendrez vite que la seule possibilité de faire une structure qui tienne est de les fixer en croix. Combien de manières de faire? Ou bien on les attache au point de croisement, ou bien on les relie par leurs extrémités avec quatre câbles.
Remarquons que si lon tend bien les câbles lensemble est géométriquement indéformable sans quil soit besoin de fixation supplémentaire à lendroit où les deux tiges se croisent. Cest une structure complètement triangulée.
Voilà qui est déjà intéressant mais toute de même limité car au fond ce nest quun rectangle que lon a fabriqué. Une autre limite est lapparition possible de déformations (si les câbles sont trop tendus par rapport à la flexibilité des tiges) qui font sortir du plan du fait que les tiges se croisent (flèches sur le schéma).
Voici peut-être un moyen de dépasser ces limites. Laissant B et D fixes et détendant les autres câbles, on fait pivoter A et C dans des directions opposées (ici A va vers lavant et C part en arrière). Ainsi lon sépare les deux tiges et du même coup on déploie la figure dans un espace à trois dimensions:
Le problème maintenant est que les tiges tombent si on ne les retient pas dune manière ou dune autre. Quels câbles ajouter pour quelles tiennent?
Faisons deux petites expériences en aparté pour essayer de comprendre ce qui se passe dans ce genre de situation où une tige est tenue pas un câble.
Première expérience:
La tige est posée verticalement par terre (posée et pas plantée) et elle est maintenue droite par un câble. Une extrémité du câble est fixée au sol par un piquet. Question: où doit être fixée lautre extrémité pour que ça tienne? En X au-dessus du sol, en Y au niveau du sol dans lalignement du premier piquet et du pied de la tige, ou en Z au-dessous du niveau du sol? Réponse: X.
Deuxième expérience:
Dans cette variante la tige est inclinée latéralement par rapport à laxe du câble. Même question: où faut-il fixer la seconde extrémité du câble pour que la tige ne tombe pas? En X du côté opposé à linclinaison, en Y sur laxe, ou en Z du côté de linclinaison? Réponse: X.
Revenons à notre problème. En ajoutant deux câbles fixés au sol comme ceci, on arrive à la faire tenir:
Maintenant imaginons que nous glissions une troisième tige entre les deux précédentes. Il doit être possible de faire tenir lensemble si: dune part cette troisième tige est suffisamment longue pour que, une extrémité étant attachée en A et lautre en C, cela tire bien des deux côtés; dautre part, on relie E et F à D et B à la fois pour tirer la tige vers le bas et pour remplacer la liaison DB:
Concrètement:
Cet objet bizarre est appelé simplex. Bien que simple comme son nom lindique, il est déjà intéressant. Dabord parce quil montre quil est effectivement possible de réaliser une structure tridimensionnelle faite déléments en compression qui ne se touchent pas enserrés par un réseau de câbles en tension.
Ceci étant, sa simplicité nest quapparente car il nest pas si facile à concevoir, on vient de le voir: une excellente capacité de visualisation dans lespace ainsi quune bonne appréhension des forces en jeu sont exigées.
Il nest pas non plus facile à réaliser: dune part parce tant que tout nest pas en place la structure ne tient pas (ce qui implique après coup que si un élément lâche, tout lâche: coupez un câble et voyez ce qui se passe ); dautre part parce quil nest pas aisé de fixer tous ces câbles tout en ajustant à la fois leur longueur et leur tension pour que chaque tige soit précisément positionnée. Et encore navons-nous ici que 3 tiges et 9 câbles, imaginez ce que ça doit être quand on augmente leur nombre!
Remarquons encore:
+ cest quasi magique, la structure prend forme en fixant le dernier câble; ce qui nétait quun tas de tiges et un embrouillamini de câbles devient subitement une structure tridimensionnelle: étonnant!
+ cest quasi magique, la structure tient toute seule alors que les tiges ne se touchent pas, quelles semblent flotter dans lair: fascinant!
+ la structure acquiert sa rigidité en tendant bien les câbles; sil ny a pas suffisamment de tension, elle se déforme à la première sollicitation voire sous son propre poids; cest comme si elle était dautant plus solide quelle emmagasinait plus de force (dans les limites permises par la résistance des matériaux évidemment);
+ ici, chaque extrémité est reliée à trois autres, ce qui fait en tout neuf câbles; il aurait été possible den mettre plus, jusquà douze; une telle redondance pourrait savérer utile dans certains cas; mais elle nest pas si facile à réaliser; le problème est que, du fait que la structure nest plus optimale, une surtension dans un câble nest pas forcément transmise à tous les autres; peuvent se produire des comportements inattendus comme des relâchements ici ou là.
Je vous encourage à faire vos propres expériences avec le simplex pour mieux appréhender comment marche une telle structure. Les structures plus complexes ne sont guère que des variations de celle-ci.
Les spécialistes se disputent la paternité de ce principe structurel. Citons:
- les structures tendues et autotendantes ou les réseaux autotendants de George Emmerich (1925-1996),
- les sculptures en floating compression de Kenneth Snelson (1927-),
- la tensegrity de Buckminster Fuller (1895-1983), contraction de tensional integrity.
Tout ça date à peu près de la même époque, autour de 1950, et correspond à peu près à la même chose. Finalement cest le terme tensegrity qui a prévalu, francisé en tenségrité pour tension et intégrité.
Esquissons une définition, inspirée de René Motro, directeur du laboratoire de génie civil de Montpellier et spécialiste de la tenségrité: système stable autoportant, constitué dun ensemble discontinu déléments en compression à lintérieur dun réseau continu déléments en tension. Développons:
système
Une structure en tenségrité est un système dans la mesure où le comportement de lensemble nest pas réductible aux comportements de ses seuls éléments. Cest le propre en fait de toute structure non hiérarchisée. Cela signifie entre autres que connaître la résistance des éléments ne permet pas de connaître de manière immédiate la résistance de la structure (doù des problèmes lors de la conception). Dans une structure hiérarchisée au contraire, la connaissance de la résistance des poutres primaires suffit pour connaître la résistance de lensemble du bâtiment.
stable
La structure est stable dans la mesure où elle retrouve son équilibre après une perturbation. Prenez un Simplex et appuyez dessus. Il se déforme par élasticité des câbles. Relâchez leffort, il reprend sa forme.
Notons en passant que la structure absorbe les efforts en se déformant (lampleur de la déformation étant inversement proportionnelle à la tension régnant initialement dans le réseau de câbles et proportionnelle à lélasticité du matériau dont sont faits les câbles). Doù certaines difficultés sil faut la fermer. Il faut recourir à une couverture susceptible elle aussi de se déformer dans les mêmes proportions, soit sous forme dune membrane élastique, soit sous forme de petits panneaux rigides assemblés en écailles pour rester mobiles les uns par rapport aux autres.
autoportant
Cela signifie que la structure tient toute seule, que sa forme et son intégrité ne dépendent ni de sa liaison avec le sol (pas besoin de points dappuis au sol pour dessiner la forme) ni de la gravité (la structure peut sans déformations être soulevée, retournée, déplacée ). Elle garde dailleurs la même forme en apesanteur. Doù son intérêt pour des structures spatiales, surtout combiné au fait que certaines peuvent être rendues déployables (il suffit de réaliser une structure prémontée avec les câbles complètement détendus et de prévoir un système qui les raccourcit jusquà la longueur adéquat puis les met en tension).
séparation tension-compression
Les efforts de compression sont entièrement localisés dans des éléments disjoints les uns des autres. Ceux-ci sont reliés par un réseau continu déléments en tension. De ce fait, toute modification locale de tension est immédiatement répercutée dans tout le réseau. Ceci est compensé par un accroissement de compression dans certaines tiges. Cest ainsi que la structure réagit globalement aux efforts. Cela la rend particulièrement résistante. En contrepartie il est très difficile de prévoir précisément son comportement. Il y a aussi linconvénient que la rupture dun élément a forcément des répercussions sur lensemble. Mais notons à ce propos: 1. on sait faire aujourdhui des éléments extrêmement résistants à la tension; 2. les éléments subissant la compression sont courts, donc les risques de flambage réduits; 3. il est possible dintroduire un certain degré de redondance, même si ce nest pas facile à calculer.
Insistons à nouveau sur lénorme différence de comportement entre structures hiérarchisées et non hiérarchisées. Les premières sont conçues pour canaliser progressivement vers le sol les efforts à travers des éléments de plus en plus résistants qui reçoivent de nombreux ruisselets de forces en provenance des niveaux hiérarchiques supérieurs. Tandis que dans les secondes, les forces sont dispersées comme dans un réseau dense de capillaires, pour finir en partie absorbées de manière élastique et en partie évacuées dans le sol.
intérieur en compression dans une gaine en tension
Les petites expériences réalisées plus haut permettent de comprendre que la structure ne tient que si tous les éléments en compression sont situés à lintérieur dune enveloppe déléments en tension. Cest cette enveloppe qui délimite la forme. Sil sagit dun bâtiment qui demande à être fermé, cest sur cette enveloppe que prendra appui la couverture. Et comme elle a une certaine élasticité, on retrouve la nécessité dune couverture capable de se déformer également.
Si lon sait réaliser un élément tel que le Simplex, on se doute quil est possible de concevoir des formes beaucoup plus complexes. Par exemple cette figure dérivée du tétraèdre:
Cest une bien jolie forme dira-t-on mais est-il réellement possible de se servir dun tel principe structural pour construire des bâtiments? Cétait lambition avouée de Fuller. Il faut reconnaître que ses tentatives nont hélas pas abouti. Il aurait voulu en particulier faire des dômes géodésiques en tenségrité. Ses échecs lont contraint à se rabattre sur des dômes réalisés uniquement avec des tiges rigides. Mais cela ne la pas empêché de continuer à croire en la validité du concept et à poursuivre toute sa vie des recherches dans cette direction.
Au contraire de Snelson, co-inventeur du concept, qui a préféré se cantonner au domaine de lart:
"Je suis persuadé sur la base de ma longue expérience dans la construction de structures en tenségrité de toutes formes et toutes tailles que le principe en lui-même est inapplicable à la construction de bâtiments. De nombreux architectes et ingénieurs ont travaillé dans ce sens et continuent de le faire. Cela fait cinquante ans. Aucun na prouvé que lemploi de ce principe structurel avait le moindre intérêt dans ce domaine." (cité dans http://www.alumnos.unican.es/uc1279/6-Applications.pdf, traduction personnelle)
Cette division perdure. À leur tour les chercheurs daujourdhui se partagent entre ceux qui ne voient dans la tenségrité que des idées inspirantes, susceptibles dapplications pratiques à condition dêtre notablement adaptées, et ceux qui croient possible dappliquer les principes tels quels. Sans rentrer dans la dispute, voyons ce quon arrive déjà à faire.
mâts, tours, arches
On doit à Snelson un certain nombre de tours (dont une de plus de 30 mètres de haut), arches et autres formes intermédiaires spectaculaires qui tiennent davantage de la sculpture que de larchitecture.
Lorsque les câbles se confondent avec larrière-plan, on a vraiment la sensation dune structure flottante, expression chère à Snelson, ou carrément déléments en lévitation. Fascinant mais guère utilisable pour faire des maisons.
dômes
Reprenant les projets de Fuller, Robert Burkhardt a conçu à la fin des années 90 un dôme en tenségrité.
Robert
Burkhardt
http://www.channel1.com/users/bobwb/index.html |
Le premier modèle de ce genre possède les caractéristiques suivantes:
- 5,28 m de diamètre extérieur pour 4,06 m de diamètre intérieur;
- 102 tiges de bois de 2,54 cm de section et 1,22 m de long;
- 570 câbles en nylon.
Ce dôme savère aussi solide et léger quun dôme géodésique traditionnel, plus compliqué à monter, mais plus simple dans ses constituants puisque toutes les tiges sont identiques et quon se passe de connecteurs. En revanche il semble difficile à couvrir et peu pratique en guise dhabitation.
réseau bidimensionnel
Des recherches effectuées au laboratoire de génie civil de Montpellier sous légide de René Motro ont abouti à la conception dun module de base appelé V-expander qui, répliqué un grand nombre de fois, permet de réaliser de grandes surfaces nayant pas plus dépaisseur que celle du module:
En 2000 a été réalisé selon ce principe une surface portante de 82 m² pour un poids de seulement 900 kg, capable de supporter environ 160 kg/m² soit au total près de 13 tonnes.
Les principaux avantages des structures en tenségrité sont: légèreté, stabilité, résistance. Quant aux inconvénients: difficulté de conception, de construction, de couverture des surfaces.
Que pour le moment les inconvénients lemportent largement sur les avantages et que les réalisations soient très en retrait par rapport aux ambitions nempêchent pas de considérer avec intérêt ces structures. La raison principale en est bien sûr quelle vont droit au cur du principe structurel tension/compression. Nous voilà parvenus très loin des structures conventionnelles stabilisées par leur poids via des éléments comprimés, loin aussi des assemblages rigides. Cela prouve au moins quil est possible denvisager les structures dune manière radicalement nouvelle, que cest donc un domaine largement ouvert à la recherche et à la créativité.
Quant au futur de la tenségrité, on peut lenvisager dans deux directions, toujours les mêmes.
Poursuivre les recherches dans la pure tenségrité. À force, finiront bien par émerger des géométries et des matériaux susceptibles de réelles application pratiques. Mais il ne semble pas que ce soit pour un futur immédiat, du moins pour le grand public (probablement plus tôt pour des applications spatiales).
Ou bien sinspirer seulement de certains principes de la tenségrité sans souscrire totalement au dogme pour réaliser dès à présent des structures opérationnelles. Par exemple le câble-dôme de David Geiger ou les dômes de Shelter Systems dans lesquels les éléments en tension ne sont plus des câbles mais des membranes. Cest pourquoi ces exemples seront détaillés dans la partie suivante consacrée justement aux architectures à membranes.