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Cette quatrième partie se lit à deux niveaux:
En d’autres termes, les intentions exposées ici et les formes architecturales qui en découlent ne sont pas nécessairement valables pour tous en tous temps et tous lieux. Si l’on se sent à cet instant en accord avec elles, alors on appréciera l’idée de construire et habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages développée dans le livre suivant. Sinon, l’on pourra se contenter de suivre la méthode en partant d’une autre intention et voir sur quoi cela débouche, quelles formes architecturales et quels procédés structuraux.
En tant qu’objet
matériel construit, un bâtiment se situe à ce point de jonction
entre création de sens, projection de sens et perception des sens. On
le sait maintenant: tout part du sens pour y revenir via les sens. La question
fondamentale de toute architecture est donc: quel sens projeter qui va donner
forme au bâtiment et conditionner ce que l’on va y vivre.
La réponse peut être
explicite ou non. Elle ne l’est pas lorsqu’on se borne à refaire ce que
les générations précédentes ont fait sans comprendre
pourquoi elles ont agi ainsi. La forme carrée de nos maisons n’a plus
grand sens à force d’avoir été répétée
inconsidérément. De même le tipi ou la yourte sortis du
contexte géographique, historique, écologique, économique,
climatique, etc. qui leur ont donné naissance.
La question du sens dans l’architecture
peut aussi être évacuée parce qu’on estime avoir autre chose
de plus important à faire dans cette existence. La vie paraît courte
lorsqu’elle est habitée par une passion. On peut la remplir de toutes
sortes de manières, y compris en n’accordant pas une seule pensée
à l’architecture. Celle-ci est alors considérée comme un
simple instrument, au même titre que, disons, une automobile qui permet
de se rendre d’un point à un autre indépendamment de sa couleur,
de sa forme, de sa marque… Position tout à fait respectable.
Comme est d’ailleurs l’inverse.
Les raisons ne manquent pas de s’intéresser à l’architecture.
D’abord, nos modes de vie sont tels que pour l’immense majorité d’entre
nous, nous passons beaucoup plus de temps à l’intérieur de constructions
que dehors. Et puis, nous sommes si nombreux que les paysages sont façonnés
par toutes sortes de bâtiments, y compris dans des endroits reculés.
Vus du dehors ou habités du dedans, ils sont omniprésents. Ajouté
le fait qu’ils dévorent d’énormes ressources naturelles, et encore
le fait qu’ils représentent de gros investissements personnels pour lesquels
il faut parfois s’endetter pour des décennies, et l’on aura largement
de quoi justifier un intérêt pour l’architecture. Alors revoici
la question: quel sens projeter?
On sait déjà
qu’il n’y a pas de réponse générale. Il suffit d’un survol
historique et géographique de la planète pour se rendre compte
de la variété des univers de significations expérimentés
par notre espèce, d’où découlent en particulier des architectures
aussi nombreuses et variées. Notons cependant une prédominance
de la forme carrée généralement associée à
la pratique de l’agriculture. À part ça il n’y a que des réponses
singulières, celles d’individus ou de petits groupes partageant la même
Vision. Au fil d’une longue et lente élaboration qui se donne à
voir dans mes précédents ouvrages (bibliographie),
voici aujourd’hui pour moi le sens que je souhaite projeter dans une maison:
qu’elle soit un support d’évolution pour ceux qui y vivent parce qu’elle
est une extension du corps de l’homme appartenant au corps de Gaïa.
Cela demande évidemment à être précisé parce
qu’il existe maintes évolutions possibles, maintes vision du corps et
maintes conceptions de la Terre.
Lorsque je parle
de la maison comme d’un support d’évolution pour ceux qui y vivent, je
ne veux pas dire qu’il s’agit d’une sorte d’appareil opérant mécaniquement
à l’insu des gens. Comme s’il suffisait à un homme-chenille
de ramper dedans pour ressortir en homme-papillon volant. Comme s’il
suffisait de mettre un banal caillou dans le cocon d’un lépidoptère
pour voir ressortir quelques jours après une pierre précieuse.
Cela ne fonctionne pas ainsi. Une telle maison n’est active en tant que support
d’évolution que pour des individus dont les croyances profondes s’accordent
avec le sens dont elle est porteuse et qui sont engagés dans un travail
sur eux-mêmes d’évolution. Pour ceux qui ne partagent pas cette
Vision ou qui ne sont pas véritablement engagés, ses effets seront
faibles, voire autres et totalement inattendus. Comme toutes les relations,
celle entre l’habitant et sa maison est affaire de résonances subtiles,
d’accords consonants ou dissonants plus ou moins conscientisés.
Comprendre d’abord qu’on ne
cherche pas à évoluer pour compenser des manques ou les insatisfactions
du présent. Il existe un moteur bien plus puissant que la peur, la souffrance,
la haine ou encore la colère. C’est simplement de laisser s’exprimer
notre nature profonde qui, selon moi, est créatrice, amoureuse, joueuse,
jouissive, en plus bien sûr de ses capacités à prendre conscience
et à donner du sens. Donc évoluer pour exprimer davantage cette
nature, pour ouvrir sa conscience en lui offrant de nouveaux champs d’expériences,
plus vastes, plus subtils, plus signifiants, touchant tout à la fois
les sens, les émotions, l’intellect, l’esprit, et au-delà peut-être.
Donc commencer par projeter des rêves à sa démesure. Quelle
est la plus grande image de soi que l’on est capable d’imaginer? et des autres
et de nos relations avec eux? Quelle est la plus grande image de son corps que
l’on est capable d’imaginer? et de ce que l’on est prêt à expérimenter
avec? Quelle est la plus grande image de la Nature que l’on est capable d’imaginer?
et de ce que l’on est prêt à vivre avec?
Attention, par ‘imaginer’ je
ne veux pas dire ‘fantasmer’. C’est agréable aussi de fantasmer, parfois,
mais ce n’est pas l’instrument approprié pour se construire plus grand
que l’on se croit, ni pour construire une maison. Imaginer est une combinaison
subtile d’expériences, de compréhension, de connaissances, de
rêves, d’intuitions, de sensibilité, d’échanges, de passion,
d’inspiration, de créativité… Si on laisse percoler et se mélanger
dans sa conscience toutes ces émanations délicates, il suffit
pour cela de ne pas interposer le filtre de ses peurs et de ses a priori, alors
on verra surgir une utopie réaliste prête à se projeter
dans la réalité physique. Utopie parce que c’est au-delà
de ce que l’on vit présentement, tout en étant réaliste
parce que déjà là potentiellement, parfois même expérimenté
lors d’exceptionnels moments d’hyperlucidité gagnés lors de changements
subits d’état de conscience.
Beaucoup l’ont dit avant moi, la vie n’est qu’un grand rêve. Et au-delà de ce rêve il n’y a probablement rien que d’autres rêves, et en deçà, des rêves encore, nés d’autres rêves. Reste donc à apprendre à rêver, comme le Grand Esprit de cette belle histoire:
Au début le Grand Esprit dormait dans le rien.
Son sommeil durait depuis l’éternité.
Et puis soudain, nul ne sait pourquoi, dans la nuit, il fit un rêve.
En lui gonfla un immense désir…
Et il rêva la lumière.
Ce fut le premier rêve, la toute première route.
Longtemps, la lumière chercha son accomplissement, son extase.
Quand finalement elle trouva, elle vit que c’était la transparence.
Et la transparence régna.
Mais voilà qu’à son tour, ayant exploré tous les jeux de couleurs qu’elle pouvait imaginer, la transparence s’emplit du désir d’autre chose.
À son tour elle fit un rêve.
Elle qui était si légère, elle rêva d’être lourde.
Alors apparu le caillou.
Et ce fut le deuxième rêve, la deuxième route.
Longtemps le caillou chercha son extase, son accomplissement.
Quand finalement il trouva, il vit que c’était le cristal.
Et le cristal régna.
Mais à son tour, ayant exploré tous les jeux lumineux de ses aiguilles de verre, le cristal s’emplit du désir d’autre chose qui le dépasserait.
À son tour il se mit à rêver.
Lui qui était si solennel, si droit, si dur, il rêva de tendresse, de souplesse et de fragilité.
Alors apparut la fleur.
Et ce fut le troisième rêve, la troisième route.
Longtemps, la fleur, ce sexe de parfum, chercha son accomplissement, son extase.
Quand enfin elle trouva, elle vit que c’était l’arbre.
Et l’arbre régna sur le monde.
Mais vous connaissez les arbres, on ne trouve pas plus rêveurs qu’eux (ne vous amusez pas à pénétrer dans une forêt qui fait un cauchemar).
L’arbre, à son tour, fit un rêve.
Lui qui était si ancré à la terre, il rêva de la parcourir librement, follement, de vagabonder au travers d’elle.
Alors apparut le ver de terre.
Et ce fut le quatrième rêve, la quatrième route.
Longtemps, le ver de terre chercha son accomplissement, son extase.
Dans sa quête, il prit tour à tour la forme du porc-épic, de l’aigle, du puma, du serpent à sonnette.
Longtemps il tâtonna.
Et puis un beau jour, dans une immense éclaboussure, au beau milieu de l’océan, un être très étrange surgit, en qui toutes les bêtes de la terre trouvèrent leur accomplissement.
Et ils virent que c’était la baleine.
Longtemps cette montagne de musique régna sur le monde.
Et tout aurait peut-être dû en rester là, car c’était très beau.
Seulement voilà…
Après avoir chanté pendant des lunes et des lunes, la baleine, à son tour, ne put s’empêcher de s’emplir d’un désir fou.
Elle qui vivait fondue dans le monde, elle rêva de s’en détacher.
Alors, brusquement nous sommes apparus, nous les hommes.
Car nous sommes le cinquième rêve, la cinquième route, en marche vers le cinquième accomplissement, la cinquième extase.
Et ici je vous dis : Faites très attention ! Car voyez-vous :
Dans la moindre couleur, toute la lumière est enfouie.
Dans tout caillou du bord du chemin, il y a un cristal qui dort.
Dans le plus petit brin d’herbe, sommeille un baobab.
Et dans tout ver de terre, se cache une baleine.
Quant à nous, nous ne sommes pas "le plus bel animal", nous sommes le rêve de l’animal ! Et ce rêve est encore inaccompli.
Que se passerait-il si nous éliminions la dernière des baleines qui sont en train de nous rêver ?(l’histoire de l’univers vue par les indiens Cherokee, rapportée par Patrice van Eersel dans le cinquième rêve, Grasset, 1993)
Les rêves des uns ne sont pas les rêves de autres; la vie des uns n’est pas la vie des autres; mais en même temps toutes ces existences sont indissolublement liées lorsque leurs rêves sont appelés à se déployer sur le même plan de réalité physique. De ce que nous rêvons aujourd’hui naîtra peut-être un au-delà de l’homme qui volera avec les aigles, chantera avec les orques et jouera avec tous ses semblables. Et puis un au-delà de l’au-delà de l’homme qui dansera avec les étoiles et jouera avec tout-ce-qui-vit (ce futur possible est raconté dans mon roman l’homme disparaîtra, et après?). Et puis… Mais aujourd’hui, quelles architecture pour un tel homme en chemin vers ce futur possible.
Selon la conception
la plus répandue, un bâtiment se définit d’abord comme un
abri sous lequel l’habitant déploie toutes sortes d’activités:
artisanales, religieuses, familiales, festives, etc. Selon les cas il s’agit
de s’abriter du froid, de la chaleur, de la lumière, de la pluie, du
vent, des insectes, des ennemis, etc., voire tout cela à la fois. Je
propose un nouveau renversement de perspective consistant à considérer
que ce ne sont pas là des caractéristiques premières à
donner à un bâtiment mais des conséquences nécessaires
d’une conception plus fondamentales, à savoir qu’il prolonge le corps
de l’homme.
Si l’idée est séduisante,
elle reste difficile à cerner concrètement. Des analogies viennent
à l’esprit comme la fourrure des animaux, la coquille des mollusques
ou encore la carapace des crustacés. Cela me paraît trop simpliste
pour inspirer quoi que ce soit d’intéressant en architecture. Si c’est
pour en revenir à des peaux de bêtes posées sur des traverses
en bois, non merci!
La difficulté est de
penser un prolongement corporel qui serait une construction et non pas une sécrétion
de l’organisme comme une coquille et encore moins un organe codé génétiquement
et se développant par ontogenèse comme la peau. Par chance, la
richesse de la vie sur cette planète est telle qu’il n’est pas très
difficile de trouver des exemples plus inspirants. En voici deux:
termitières
Les termitières
et autres ruches et fourmilières sont en quelque sorte les corps physiques
de ces collectivités, qui prolongent les corps des individus. Voici ce
qu’écrit Rémy Chauvin à propos des constructions des termites:
"Il n’est pas possible
d’admettre que chacun des ouvriers a dans son encéphale le plan complet
de ce qu’il faut faire. Or l’édifice n’est nullement construit au hasard.
Une termitière de Bellicositermes par exemple a un plan bien défini.
Grassé a émis là-dessus une ingénieuse théorie,
celle de la stigmergie suivant laquelle c’est l’œuvre qui excite l’ouvrier:
lorsqu’on dépose par exemple un peu de sciure et une poignée de
termites dans un vase, ils vont commencer à façonner des boulettes
et à les poser sur le sol au hasard. Mais si, par hasard, une boulette
est placée non pas à côté mais au-dessus d’une autre,
l’excitation des termites devient alors plus grande et il y a davantage de chances
qu’une troisième boulette soit déposée sur les deux précédentes
puis une quatrième et une cinquième. Si bien qu’une colonne sera
ainsi constituée. Les colonnes se rejoignant par leur partie supérieure
on obtient à la fin un édifice en forme d’éponge; c’est
bien ainsi que la termitière est constituée, mais en partie seulement.
Car comment expliquer la structure de l’écorce, celle de la chambre de
la reine, si particulière, et celle des si curieux piliers de base du
nid. Ces piliers, découverts par Grassé, sont si étonnamment
réguliers qu’on les dirait faits au tour. Ils sont des centaines de milliers
de fois plus gros que les termites, en forme de cône dont la pointe est
dirigée vers le bas et on se perd en conjecture sur la manière
dont ils ont été confectionnés. Cela n’est rien encore,
il existe d’autres espèces de termites qui fabriquent des nids d’une
régularité parfaite dont la paroi est formée d’un lacis
de tubercules et de galeries réguliers réalisés comme par
une machine: ce sont les édifices les plus compliqués réalisés
par un animal, l’homme excepté." (la biologie de l’esprit,
p 104-105, éditions du Rocher 1985).
Et Chauvin de conclure quelques
lignes plus loin: "C’est l’interaction sociale mystérieuse à
travers laquelle quelque chose qui ressemble à un esprit collectif cherche
à émerger."
Cette dernière remarque
est intéressante car elle suggère que l’on pourrait voir un bâtiment
humain comme le corps physique d’un esprit plus vaste qui tente d’émerger
(collectif ou non). Je dis ceci en passant juste pour montrer que plein d’idées
viennent lorsqu’on ne bride pas son imagination. Des idées qui ne sont
pas purs fantasmes irréalisables mais appartiennent à cette catégorie
des utopie réalistes que j’ai définie plus haut.
l’atmosphère terrestre
"La vie apparut
sur Terre pour la première fois il y a environ 3500 millions d’années.
La présence de fossiles prouve que le climat de la Terre ne s’est guère
modifié au cours de cette période. Or, l’émission de chaleur
du Soleil, les propriétés de la surface de la Terre, et la composition
de l’atmosphère ont sans aucun doute varié de manière considérable
durant cette période. La composition chimique de l’atmosphère
ne confirme pas les suppositions relatives à l’équilibre chimique
de l’état stable. La présence de méthane, de protoxyde
d’azote et même d’azote dans notre atmosphère oxydante actuelle
représente une violation des règles de chimie, mesurable en plusieurs
ordres de grandeur. Des déséquilibres de cette ampleur donnent
à penser que l’atmosphère n’est pas simplement un produit biologique,
mais plus probablement une construction biologique: non pas vivante, mais semblable
à la fourrure d’un chat, aux plumes d’un oiseau ou au papier d’un guêpier,
une extension d’un système vivant conçue pour préserver
un environnement choisi. Ainsi la concentration atmosphérique de gaz
tels que l’oxygène et l’ammoniac s’avère être conservée
dans une proportion optimum qui, si elle subissait d’infimes variations, pourrait
avoir des conséquences désastreuses pour la vie. Le climat et
les propriétés chimiques de la Terre, aujourd’hui et tout au long
de son histoire, semblent avoir toujours été optimales pour la
vie. Qu’un tel phénomène soit fortuit est aussi probable que le
fait de sortir indemne d’une promenade les yeux fermés dans les rues
de la ville à une heure de pointe." (James Lovelock, la terre
est un être vivant, Champs-Flammarion)
On voit que les êtres
vivants ne sont pas seulement posés dans un environnement indépendant
d’eux, sous-entendu nécessairement hostile, dans lequel ils doivent se
débrouiller pour survivre. Ils le façonnent dans une certaine
mesure pour se créer des conditions favorables à leur développement,
et aussi se poser des défis favorables à leur évolution.
Cela se joue à toutes les échelles, de quelques espèces
collaborant dans une niche écologique relativement isolée, à
la totalité des êtres vivants constituant la biosphère.
Tout se passe comme si l’ensemble manifestait une intention, comme si une entité
tentait de naître de cette lutte-agitation-coopération. Appelons-la
Gaïa pour reprendre le nom que lui a donné Lovelock.
Force est d’élargir
notre conception de l’habitation car l’atmosphère terrestre se présente
bien comme telle pour la majorité des espèces vivantes qu’elle
abrite dans la mesure où elle participe activement à la régulation
climatique et à la circulation des eaux, entre autres. Sa composition
doit énormément aux êtres vivants eux-mêmes. Elle
est donc en quelque sorte une extension de leur corps physique, à la
fois reflet d’eux-mêmes et support d’évolution. On peut dire la
même choses des océans comme le montre aussi Lovelock.
Partant, il doit être
possible de concevoir nos maisons comme des constructions qui prolongent notre
corps afin de catalyser notre évolution, voire, pourquoi pas, conduire
à renouveler notre expérience d’incarnation terrestre. Si une
telle possibilité est maintenant admise, sa concrétisation reste
difficile à imaginer. Nous ne pouvons hélas rien tirer de plus
de l’observation de la Nature. Nous ne sommes pas des termites ni Gaïa
et il est hautement probable que nos intentions ne sont pas les mêmes.
Il n’est même pas sûr que nous puissions connaître un jour
leurs intentions véritables, ni la conception qu’ils se font de leur
corps. Au fait, et nous, le savons-nous si bien que cela?
On peut arguer que c’est se prendre inutilement la tête que de vouloir conceptualiser notre image du corps. Les sensations qu’il procure et les actions qu’il permet d’accomplir ne sont-elles pas suffisantes? Eh bien non parce que, redisons-le encore une fois, l’homme n’est pas une mécanique mais un être de significations. Ce qu’il vit est largement fonction des croyances (plus souvent implicites qu’explicites) qu’il tient à propos de lui-même et du monde. De conceptions différentes découlent des sensations différentes développées au travers des pratiques différentes: comparer la gymnastique occidental au yoga, notre boxe au taï-chi chuan; comparer la médecine occidentale à la médecine indienne et chinoise; comparer la manière basique de faire l’amour partout sur la planète au tantra ou au tao de la sexualité… Bref, notre image du corps n’est pas anodine et l’expliciter n’est pas un vain travail.
"Le centre d’un être humain est naturellement le nombril. Si un homme s’étend sur le dos, bras et jambes écartés, et qu’avec un compas on trace un cercle autour de lui en partant du nombril, les doigts des mains et des pieds s’inscrivent dans le cercle. Par conséquent on trouve dans le corps humain des figures carrées et des figures circulaires." C’est en ces termes que l’ingénieur et architecte romain de l’antiquité Vitruve parle du corps humain dans son traité de architectura qui a influencé l’architecture occidentale pendant des siècles. Cette image a été bien plus tard immortalisée par Léonard de Vinci (1452-1619).
C’est une vision très extérieure et très statique du corps. Elle est cohérente avec celle d’un univers figé constitué d’idées immuables et de figures géométriques éternelles. Morphologiquement, le corps, dans sa représentation à plat, se résout en cercles et en carrés. Matériellement, il est dense et étendu. Structurellement, il est porté par une ossature résistante en compression. De là une architecture dont les formes sont issues de la géométrie euclidienne et dont la structure fonctionne principalement par compression. Celle-là même qui se donne à voir presque partout aujourd’hui.
Cette image du corps n’est pas du tout la mienne. Que ce soit en le contemplant de l’extérieur ou en le ressentant de l’intérieur, je ne perçois jamais de figures géométriques. Peut-être est-ce dû à ma longue pratique de la méditation et du taï-chi chuan mais je ressens souvent une matière moins rigide, moins dure, plus souple, plus malléable, parcourue de courants d’informations subtiles. En méditation, il m’arrive de sentir se dissoudre ses frontières, comme s’il se fluidifie tout en s’étendant. Et en taï-chi, dans quelques moments de grâce, j’ai eu la sensation d’un corps qui tenait et se mouvait sans aucune force, simple tourbillon fluide au sein d’un fluide plus vaste. C’est chez des peintres chinois que j’ai trouvé des représentations du corps évoquant ce vécu intérieur.
Chen
Hongshou (1599-1652) |
La comparaison avec
la représentation du corps dans la peinture occidentale de la même
époque (ou légèrement antérieure, cf. le dessin
de Vinci ci-dessus) est parlante. Chez Chen Hongshou, alors que la tête
du sujet est représentée de manière réaliste, le
reste du corps semble irréel. En particulier les plis de la robe n’ont
pas l’air causés par le poids du tissu, ni par des mouvements du sujet
qui est manifestement immobile. En fait ils représentent les courants
de
qui circulent à l’intérieur du corps tels que peut les ressentir
le sujet lui-même. Courants de chi, de qi ou de ki
selon la transcription, très imparfaitement traduit par souffle
ou énergie.
Dans la métaphysique
chinoise, ce chi imprègne toutes choses, moteur invisible de la réalité
matérielle visible. C’est cette réalité sous-jacente que
les peintres s’efforcent également de figurer dans leurs représentations
de paysages.
Song
Xu (1525-1606) |
Même si de telles œuvres s’inspirent de montagnes réelles, elles ne cherchent jamais à les représenter telles que l’œil les voit. Le peintre ressent ou imagine la dynamique intérieure qui les amène à l’existence et les fait évoluer. Chaque œuvre est en quelque sorte une cosmogonie de l’instant présent en même temps qu’une phénoménologie, très différente on le voit de la conception extérieure, statique et géométrique qui a longtemps prévalu en Occident.
On aurait pu penser que cette conception aurait des effets en architecture. Eh bien non, en Chine comme presque partout ailleurs la lourdeur et les formes rectilignes prédominent. Reflet sans doute de la lourdeur d’esprit qui imprègne le collectif, par opposition à la légèreté de certains peintres et poètes contemplatifs imprégnés de taoïsme et de zen, jamais très nombreux à quelque époque que ce soit. Mais il est tout de même à noter une influence en marge de l’architecture. Il s’agit du Feng-shui. Disons pour faire simple que c’est l’art de bien positionner un bâtiment dans l’espace et dans le temps en fonction de ces courants de chi qui circulent dans la terre et dans le cosmos. En Chine, rien d’important ne se construit sans le recours à des spécialistes de Feng-shui, de nos jours encore.
Peut-être la notion de chi est-elle trop floue pour servir directement à concevoir et construire des bâtiments? En tout cas les idées de fluidité et de dynamique qu’elle véhicule me parlent tout particulièrement. J’aimerais les garder et les rendre matérialisables dans la forme et la structure de maisons. Pour aller plus loin, quittons la métaphysique chinoise et prenons les choses selon un autre point de vue plus concret.
Considérez un corps vivant, votre propre corps par exemple. Selon la manière habituelle de le voir, il n’est pas très différent d’un objet solide monobloc, comme une table, un vase ou un caillou, en cela qu’il semble façonné dans la matière, "pétri dans l’argile" pour reprendre une vieille expression commune à maintes traditions. Point de vue très limité pourtant si l’on songe que ce corps n’est pas un simple bout d’espace isolé dans l’instant présent, mais que son existence s’étire dans la durée. Si vous perceviez une année comme valant une seule seconde, comme dans un film très accéléré, vous réaliseriez qu’il est une recréation continue, à l’instar d’un tourbillon ou d’une vague stabilisés dans un courant d’eau. Autrement dit, vu à une autre échelle de temps que notre temps ordinaire, le corps paraît tenir beaucoup plus des formes issues dynamiquement d’écoulements fluides que des formes figées dans la matière. Pour preuve, tout au long de ses 60 ou 80 ans d’existence, ce sont près de 50 tonnes de matières solides et liquides (sans compter l’air que nous respirons), soit près de 800 fois son poids! qui le traversent et le reconstruisent sans cesse, tandis que dans sa forme et ses dimensions il change assez peu, du moins une fois passée l’adolescence. Certaines cellules sont entièrement renouvelées en quelques heures, comme celles qui tapissent l’estomac, d’autres en quelques jours, d’autres encore en quelques mois, jusqu’aux parties les plus solides, les os, dont le calcium est continuellement dissout et redéposé. Au bout du compte, un corps humain se reconstruit entièrement tous les 7 ans environ.
Autre fait notable,
pratiquement tous les êtres vivants sur cette planète sont constitués
principalement d’eau. Autour de 90% pour les plantes, de 70 à 80% pour
l’homme, et jusqu’à 98% pour la méduse. Bizarrement on
n’en a guère conscience. On est prêt bien sûr à croire
les scientifiques qui font ces analyses. Mais dans notre expérience quotidienne
du corps, rien ne confirme cette abondance d’eau. Pourquoi n’ai-je pas conscience
que mes 50 kg de chair comprennent environ 40 kg d’eau? Pourquoi est-ce
que je ressens surtout les quelques kilos restant de matière dure? Je
ne sais pas. Je sais en revanche qu’il est possible dans certains états
de conscience de se relier directement à cette matière fluide.
Je le sais pour l’avoir expérimenté moi-même il y a quelques
années. Je passe sur le contexte de l’expérience qui est relaté
dans vers l’Homme de demain
pour en arriver à ce contenu qui nous intéresse ici:
"Je sens mon corps qui
se transforme complètement pour devenir liquide. Cela n’a rien à
voir avec la sensation d’être plongé dans l’eau, ni de se regarder
en spectateur doté d’un corps liquide. Mon corps n’est plus muscles ni
os, il EST eau. D’ailleurs je ne sens plus du tout mes membres et suis incapable
de bouger. En revanche, ce corps-eau est d’une sensibilité extrême,
ce que je ressens avec une acuité extraordinaire. En particulier les
ondes acoustiques le pénètrent en profondeur et le font vibrer
intensément. Je sens le moindre ébranlement qui se propage partout.
C’est à la fois de l’ordre du toucher et de l’ouïe, et même
de la vue car des visions intérieures de luminescence accompagnent la
propagation de ces ondes. C’est évidemment très difficile à
décrire. Pour essayer de vous en faire une idée, supposez tout
d’abord que l’on touche une partie quelconque de votre corps. Vous allez avoir
une sensation précisément localisée, et, normalement, cela
en reste là. Imaginez à présent une étendue d’eau
calme, un étang ou une piscine par exemple, que vous effleurez de la
main. Vous constaterez aisément que la ‘sensibilité’ de l’eau
est telle que la ‘sensation’ ne reste pas localisée à l’endroit
où vous avez posé la main mais qu’elle se propage à toute
la surface. Considérez maintenant le fait que votre corps est constitué
d’environ 80% d’eau. Vous pouvez imaginer que le moindre effleurement va se
propager partout dans cette substance liquide. Eh bien j’étais dans un
état de conscience qui me permettait d’entendre-sentir-voir la moindre
vibration dans la moindre parcelle de mon corps-eau. Et pour provoquer de telles
sensations, pas besoin d’effets physiques de grandes envergure comme le toucher
(je dis de grande envergure car cela implique des déplacements de corps
massifs): de simples vibrations de l’air suffisent, des vibrations acoustiques."
En cinquante ans d’existence
humaine je n’ai vécu cela qu’une fois mais ce fut assez fort pour me
marquer profondément. J’ai appris quelques années après
cette expérience que, sans être particulièrement fréquente,
elle survient de temps en temps dans le contexte du chamanisme amazonien. Selon
ces chamans, se transformer en liquide est la dernière phase de la purification.
Et après? Peut-être la mutation…
Mais nous n’en sommes pas là!
Retenons surtout que nous avons dès à présent la faculté
d’habiter notre corps autrement, nous reliant préférentiellement
à ses fluides plutôt qu’aux os et aux muscles. D’où des
sensations radicalement différentes et des expériences renouvelées.
Cette nouvelle architecture du corps va tout à fait dans le sens d’une
architecture "en-deça tension et compression" esquissée
dans le livre 1, quatrième partie.
Notons que cette cohérence
ne témoigne que de la cohérence de ma démarche et de rien
d’autre. C’est mon choix de désirer explorer cette facette de l’expérience
de l’incarnation. Disons à titre de comparaison que c’est un choix du
même ordre qui s’est posé aux mammifères il y a quelques
millions d’années. Cela en a conduit certains à retourner dans
l’eau (cétacés), d’autres à s’envoyer en l’air (chauves-souris)
tandis que la plupart gardaient les pieds sur terre. C’est donc un choix parmi
d’autres que je fais, fonction de mes expériences, de mes désirs,
de mes intuitions. Il va plutôt à contre-courant de la pensée
dominante qui nous prédit un homme de plus en plus déconnecté
de la Nature, quasi dématérialisé grâce à
des nourritures industrielles, des prothèses et orthèses électromécaniques
ou bioniques, et des immersions multisensorielles dans des univers virtuels.
" "La matrice
tire ses racines des jeux vidéo les plus primitifs, expliquait la voix
hors champ, des tout premiers programmes graphiques et des expérimentations
militaires avec les connecteurs crâniens." Sur le Sony, une guerre
spatiale en deux dimensions s’évanouit derrière une forêt
de fougères générées de manière mathématique,
démontrant les possibilités spatiales des spirales logarithmiques;
insertion d’une séquence d’archives militaires bleu glacé: animaux
de laboratoire câblés sur des dispositifs d’expérimentation,
casques branchés sur les circuits de contrôle de blindés
et d’avions de combat. "Le cyberspace. Une hallucination consensuelle vécue
quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions
d’opérateurs, dans tous les pays, par des gosses auxquels on enseigne
les mathématiques… Une représentation graphique de données
extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain.
Une complexité impensable. Des traits de lumière disposés
dans le non-espace de l’esprit, des amas et des constellations de données.
Comme des lumières de villes, dans le lointain…" " (William
Gibson, neuromancien, J’ai lu p 64)
Lorsque William Gibson a écrit
neuromancien, les ordinateurs étaient des calculateurs poussifs
et peu conviviaux, internet et le téléphone portable en étaient
à leurs balbutiements, les jeux vidéos n’avaient pas le moindre
réalisme, le génie génétique ne faisait pas encore
parler de lui… Quelque 25 ans plus tard, nous ne sommes certes pas dans ce monde
qu’il prophétisait mais nous commençons à comprendre ce
qu’il voulait dire, et nous sentons que, encore quelques années, et nous
serons en plein dedans. Exit la Nature, bienvenue dans un monde où l’homme
pourra enfin se passer d’elle. Vivra-t-il mieux? la question ne se pose pas.
Qui veut vraiment de ce monde? la question ne se pose pas davantage. Il semble
que l’on va à la rencontre de ce futur par absence de décision,
résultat d’une addition de comportements individuels aussi irréfléchis
qu’inattendus. Qui aurait cru il y a quelques années que fin 2007 trois
milliards de téléphones cellulaires fonctionneraient sur la planète
dont cinquante millions rien qu’en France, presque un par personne? Et que sur
ces téléphones minuscules ont pourrait aussi regarder la télé,
accéder à et écouter toutes les musiques enregistrées,
prendre et envoyer des photos, jouer avec d’autres n’importe où sur la
planète, etc.?
Quand bien même une existence
de plus en plus déconnectée de la Nature était souhaitable,
serait-elle possible? À petite échelle et sur des durées
relativement courtes, c’est certain: cf. les missions de plusieurs mois dans
des sous-marins nucléaires ou des stations spatiales. Mais ce n’est possible
que parce qu’il y a la Terre entière comme base arrière d’appui
logistique. Reconnaissons qu’à plus grande échelle l’homme
ne maîtrise pas grand chose et qu’il est soumis à des aléas
qui le dépassent. Par exemple:
Je ne dis pas qu’il n’y arrivera pas un jour. Je dis juste que poursuivre un tel but, se déconnecter le plus possible de la Nature, que ce soit en le voulant vraiment ou en ne décidant rien, n’est pas souhaitable aujourd’hui compte tenu de son immaturité:
Je considère donc que l’heure de nous séparer de la Terre n’est pas venue. Il y a encore tant à vivre et à comprendre en jouant avec tout-ce-qui-vit. Donc recentrons-nous, en considérant en particulier que notre corps appartient toujours au corps de la Terre, et en explorant la voie d’une architecture support d’évolution qui appartient elle aussi au corps de la Terre. Mais de quelle Terre est-il question?
Je fais une distinction très nette entre la Terre et Gaïa. Disons pour simplifier que la Terre, c’est le caillou à peu près sphérique qui nous porte et qui tourne autour du Soleil. Quant à Gaïa, c’est en quelque sorte l’esprit collectif de l’ensemble des êtres vivant sur cette planète. Et son corps, c’est la biosphère, la somme de tous ces corps vivants, plus l’atmosphère, les océans, les sols et les eaux de surface où ils vivent et qu’ils contribuent à façonner. Cette distinction a un sens dans la mesure où il est tout à fait plausible qu’une entité telle que Gaïa puisse prendre corps sur une autre planète. Des scientifiques de plus en plus nombreux pensent d’ailleurs que la vie est venue sur Terre de l’espace sous forme de spores de bactéries et non pas qu’elle est apparue spontanément ici dans une soupe primitive (voir le grand roman des bactéries).
Les anciens maîtres bâtisseurs de diverses civilisations ont beaucoup travaillé à l’intégration de leurs bâtiments à la Terre et pas du tout à ma connaissance à l’intégration à Gaïa, depuis les simples pierres dressées jusqu’aux innombrables temples dédiés à de non moins innombrables dieux.
Tandis que je préconise de privilégier l’intégration à Gaïa. C’est logique:
Plus on va vers le fluide et le léger, moins les influences du minéral se font sentir. Cela ne veut pas dire qu’il faut totalement négliger certaines caractéristiques telluriques locales. Mais sur un bâtiment profondément intégré à Gaïa elles opèrent de manière seconde et atténuée et non plus par effet direct exacerbé. J’y reviendrai.
Poussée à
l’extrême, l’idée de l’appartenance d’une maison au corps de Gaïa
signifie qu’elle pourrait être vivante, pourvue d’un ADN propre. Comme
une plante par exemple que l’on cultiverait: on la planterait, on la palisserait
éventuellement pour orienter sa pousse, on vivrait dedans le temps d’un
cycle de vie, on recueillerait des graines, et l’on recommencerait ailleurs
un autre cycle. On peut imaginer aussi des associations symbiotiques de fleurs,
de bactéries et de champignons, dont la formule précise serait
révélée lors de transes chamaniques induites naturellement
par des plantes ou des champignons. Pour ça, il faudra évidemment
se mettre dans l’état d’esprit approprié, désirer de tout
son cœur aller à la rencontre de Gaïa, sans peur ni orgueil, pour
co-créer avec elle.
Sans douter que cela soit possible,
je crois qu’il faudra encore attendre un peu pour voir ce rêve se réaliser,
au moins que l’idée de ce jeu de co-création fasse son chemin
dans la conscience collective. En attendant ce moment souhaitable mais hypothétique,
on ne va pas s’interdire d’agir. Alors comment faire aujourd’hui pour signifier
l’appartenance à Gaïa de bâtiments construits par l’homme?
Je vois trois pistes à explorer: les matériaux, la physiologie,
la morphogenèse.
Construire une maison
en matériaux tirés des êtres vivants semble à première
vue un bon critère pour signifier son appartenance au corps de Gaïa.
D’autant que la frontière apparaît assez nette entre un produit
naturel et un produit industriel.
Quoique! à y regarder
de près ce n’est plus si sûr. Par exemple: un tissu de coton est-il
naturel ou pas? La fibre l’est bien évidemment. Mais le filage et le
tissage sont pour leur part indiscutablement œuvres humaines. Et que dire de
la culture industrielle avec force engrais, pesticides et plants sélectionnés,
ou encore de la teinture?
En fait la question du naturel
et de l’artificiel n’est pas neutre. Elle trahit un point de vue selon lequel
l’homme se positionne, au moins en partie, en-dehors de la Nature, et
par en-dehors il faut comprendre au-dessus. S’il est quasiment certain que nombre
de ses créations ne se trouvent chez aucune autre espèce (pensons
aux mathématiques, à l’argent, à la littérature
et au cinéma, etc.) cela ne fait pas pour autant de toutes ses réalisations
des œuvres contre-nature. Par exemple de nombreux matériaux produits
par l’industrie humaine se retrouvent fréquemment dans la Nature. Citons
seulement le verre, produit tant par des processus physiques (fusion de matières
siliceuses dans les creusets volcaniques) que par des processus biologiques,
pour leur part non maîtrisés par l’homme (cf. des coquilles
et squelettes siliceux). Par ailleurs, en quoi les termitières ou les
nids des tisserins (oiseaux qui maîtrisent parfaitement la vannerie et
l’art des nœuds) seraient-ils plus ‘naturels’ que nos maisons? Et le polytétrafluoroéthylène
(plus connu sous le nom de marque téflon) deviendrait-ils subitement
un matériau plus acceptable si l’on découvrait une araignée
ou une bactérie qui le synthétise?
Cette dernière possibilité
est loin d’être improbable si l’on remarque:
Une conclusion s’impose:
la caractérisation d’un matériau en naturel ou artificiel n’est
pas vraiment pertinente. En tout cas ce n’est pas ça qui va permettre
de signifier incontestablement l’appartenance d’une construction au corps de
Gaïa. N’importe quel matériau s’artificialise en passant entre les
mains de l’homme (ou entre les rouages de ses machines), tandis qu’à
l’inverse, n’importe quel matériau synthétisé et transformé
par l’homme peut aussi l’être par la Nature, et en particulier
par des êtres vivants.
Ceci dit, il peut y avoir d’autres
raisons conduisant à préférer pour nos habitations (cela
vaut aussi pour nos vêtements) des matériaux ayant subi le minimum
de transformations: énergétiques (par exemple la paille est un
isolant thermique moins énergivore que les laines minérales, sans
compter qu’elle ne coûte presque rien en transport puisqu’elle est généralement
produite localement) ou écologiques (ressources renouvelables / non renouvelables)
ou encore de confort (nocivité / innocuité, en n’oubliant pas
que certains matériaux synthétiques comme le béton ou le
polyester sont plus anallergiques que nombre de matériaux naturels, en
n’oubliant non plus que les substances les plus toxiques pour l’homme
connues à ce jour sont des produits naturels, comme la toxine botulique
synthétisée par des bactéries).
Tout en ayant leur importance,
ce sont là d’autres considérations qui n’ont aucune incidence
sur le fait qu’un bâtiment puisse être considéré comme
appartenant au corps de Gaïa. Pour achever de nous en convaincre, demandons-nous
encore une fois ce que ferait Gaïa si elle devait fabriquer avec ses moyens
à elle quelque chose répondant aux exigences de base d’une habitation
humaine. Certainement pas une maison carrée à ossature bois. Peut-être
se servirait-elle de paille ou inventerait-elle une forme de béton (qui
n’est pas si éloigné du matériau des termitières).
Peut-être même irait-elle jusqu’à inventer des coussins gonflables
dans un matériau semblable à de l’ETFE synthétisé
par des bactéries. Son inventivité est telle que rien n’interdit
un tel développement. Donc ne perdons plus de temps avec cette question
du naturel et de l’artificiel.
Imaginez: votre curiosité
vous pousse à explorer un souterrain lorsque soudain, boum badaboum,
tout s’écroule et vous voilà prisonnier dans recoin obscur. Combien
de temps tiendrez-vous? Quelques semaines sans aucune nourriture animale ou
végétale; quelques jours tout au plus sans eau; quelques minutes
seulement une fois tout l’oxygène consommé et si celui-ci n’est
pas renouvelé.
Pas très performant
en regard de ce dont sont capables d’autres espèces. Songeons à
celles qui hibernent en ralentissant considérablement leur métabolisme.
Certes quelques yogis en sont capables, ralentir leur pouls, presque ne plus
respirer pendant des heures, ne rien manger ni boire. Mais c’est au prix d’un
très long entraînement tandis que les animaux font ça tout
naturellement.
D’autres espèces sont
capables de prouesses plus grandes encore. Des bactéries peuvent survivre
au vide quasi absolu de l’espace ou traverser des millions d’années prisonnières
de l’ambre (voir le grand roman des bactéries). Quant à
ces minuscules animaux qui peuplent les mousses que sont les tardigrades, ils
supportent carrément d’être lyophilisés en étant
plongés dans un vide poussé à –60°C. Disons qu’ils survivent
à ces conditions extrêmes plus qu’ils ne vivent car dans un cas
comme dans l’autre leur métabolisme est complètement suspendu:
les bactéries sont réduites à l’état de spores dormants,
et les tardigrades forment un petit grumeau de matière déshydra tée.
Pour les ranimer, facile, quelques minutes dans de l’eau et voilà que
leurs tissus se réhydratent et que la machine organique se remet en marche.
Un être vivant ne saurait
exister aujourd’hui dans un isolement total, sinon pour une durée très
limitée ou dans un état de vie suspendu. En cherchant bien, on
finira par en trouver qui ont l’air de mener une longue existence totalement
solitaire, enfermés dans ce qui serait pour eux l’équivalent de
notre souterrain éboulé. En vérité leur isolement
n’est qu’apparent car ils ont au moins besoin d’eau ou d’air, et à travers
eux de substances comme le gaz carbonique ou l’oxygène. Or celles-ci
sont produites pour l’essentiel par d’autres êtres vivants. L’oxygène
par exemple, autant dans l’eau que dans l’air, est rejeté par les cyanobactéries,
les algues et les plantes comme sous-produit de la synthèse de matières
organiques complexes. En fait aucun être vivant n’existe isolément
(à l’exception peut-être de quelques rares bactéries autotrophes
que je n’ai pas l’honneur de connaître): soit il se nourrit directement
d’autres êtres vivants, soit il se nourrit de substances sécrétées
par d’autres et transportées par l’eau ou l’air. Notons que cette eau
n’est pas seulement constituée de molécules H2O, comme
l’eau distillée impropre à la consommation, mais comprend de nombreuses
substances dissoutes qui la rendent assimilable par les êtres vivants.
Élargissons maintenant la perspective et essayons d’appréhender la totalité des êtres vivants comme un organisme unique, ce que j’ai appelé le corps de Gaïa. Il paraît doté d’une physiologie propre. Pas besoin de longues explications pour réaliser que l’eau et l’air y tiennent un rôle majeur: ils sont nécessaires à la vie de tous et leur composition résulte pour une grande part du métabolisme des êtres vivants eux-mêmes et non pas de seuls processus physico-chimiques dans la croûte terrestre (voir l’ouvrage de Lovelock cité plus haut). C’est ainsi que Gaïa assimile de plus en plus le règne minéral dans son corps. C’est ainsi qu’elle devient Ouroboros, le serpent qui se nourrit de lui-même:
En ajoutant que le
cycle peut continuer indéfiniment à condition d’avoir un apport
régulier d’énergie. Celle-ci provient essentiellement du Soleil
sous la forme d’ondes électromagnétiques (dont fait partie la
lumière, terme à réserver à l’étroit spectre
que l’œil perçoit).
En ajoutant encore que tous
ces échanges de matières et d’énergie sont aussi voire
surtout prétextes à échanges d’informations. Car si les
nourritures absorbées n’étaient que matérielles, la vie
aurait tôt fait de s’étioler, rongée par l’entropie. C’est
parce que ces échanges véhiculent des significations qui alimentent
des prises de conscience et des intentions que le processus peut être
néguentropique, que la vie peut croître en complexité et
s’ouvrir sans cesse de nouveaux champs d’expériences, en un mot évoluer.
Le corps humain s’insère
bien évidemment dans cette physiologie à grande échelle
de Gaïa. Et la maison? Dans mon idée d’une maison conçue
comme extension du corps de l’homme et comme appartenant au corps de
Gaïa, il va de soi qu’elle aussi doit prendre place dans ce processus.
Comme il n’est pas encore d’actualité qu’elle soit un être vivant
à part entière, avec son ADN propre et donc aussi sa physiologie
naturellement intégrée à celle de Gaïa, il faut trouver
d’autres moyens de l’y insérer. Voici quelques propositions.
Constatons pour commencer qu’une
maison est rarement un objet figé. Divers dispositifs servent à
tempérer les conditions de vie à l’intérieur malgré
de forts écarts de température journaliers et saisonniers, de
forts écarts de luminosité et d’humidité. Citons en vrac:
rideaux, stores, volets, fenêtres ouvrantes, ventilation, chauffages,
climatisation, etc. Dans une analogie avec le vivant, on peut considérer
tout ceci comme des organes qui maintiennent l’homéostasie du bâtiment.
Remarquons que ces dispositifs
habituellement manipulés par l’habitant en fonction des conditions extérieures
et de ses besoins sont de plus en plus automatisés. Mais au lieu d’une
automatisation accrue, on peut préférer aller vers plus simple
(donc moins sujet aux pannes), plus autonome et moins onéreux. Par exemple
en recourant au maximum à des dispositifs passifs tels que: régulation
climatique en été et en hiver par puit provençal ou canadien;
chauffage solaire par accumulation directe ou par thermocirculation d’air ou
d’eau; etc. Tout ceci est de plus en plus étudié par les spécialistes
du génie bioclimatique, je n’insisterai pas.
Rien de bouleversant jusqu’ici.
De tels dispositifs peuvent être adaptés à n’importe quel
bâtiment et on ne peut pas dire qu’ils caractérisent vraiment son
appartenance au corps de Gaïa. Si l’on veut aller plus loin, il faut s’efforcer
d’intégrer cette physiologie propre de la maison à celle de Gaïa.
Il s’agit de réaliser de véritables associations symbiotiques
entre le bâtiment et des êtres vivants. Par exemple:
Une autre approche complémentaire de la précédente consiste à considérer la maison comme un espace de transition entre le corps de l’homme et celui de Gaïa. Donc recevoir, filtrer, distribuer, recycler ces éléments essentiels que sont l’eau, l’air et les ondes électromagnétiques pour les accorder aux besoins de l’habitant puis les remettre en circulation dans un état qui convient à d’autres êtres vivants. Pour l’eau par exemple:
Pour l’air, les recherches sont moins avancées mais débouchent déjà sur des résultats intéressants, par exemple des plantes dépolluantes.
Tous les procédés cités commencent à être bien maîtrisés même s’ils restent peu connus des architectes et du grand public. Je renvoie le lecteur intéressé à une abondante littérature les concernant, beaucoup d’informations étant d’ailleurs disponibles sur internet.
Bien que tout ceci soit intéressant, c’est encore un peu court pour ne pas dire décevant. L’appartenance du corps de bâtiment au corps de Gaïa est plus suggérée par des ajouts secondaires (comme le réseau d’eau par exemple) que réalisée à un niveau essentiel. Sans nier bien sûr l’utilité de ces propositions, j’estime nécessaire de pousser encore plus loin la recherche.
En tant qu’hydrodynamicien,
Théodore Schwenk a porté un regard original sur la morphogenèse
des êtres vivants: "N’est-il pas réellement grandiose qu’il
naisse ainsi des formes qui ne doivent rien à des différenciations
de la matière, et qui n’apparaissent que par le jeu des courants? Ceci
nous fournit une occasion de concevoir la genèse des formes, en général,
non à partir de la matière, mais à partir du jeu des mouvements:
ce sont les mouvements qui s’emparent de la matière et l’ordonnent… Mais
il faut bien se rappeler qu’aucune formation organique ne peut être un
simple effet de l’action physique des courants. Tout ce qui vit manifeste un
être, une entéléchie, laquelle agit également dans
les courants physiques." (le chaos sensible, triades 1982, p 24
et 59)
Ces mouvements, ce sont avant
tout des mouvements turbulents dans des fluides comme l’eau ou l’air, mais l’eau
surtout dans le cas des êtres vivants sur Terre si l’on se souvient qu’elle
constitue en moyenne les quatre cinquièmes de leur masse. C’est un peu
comme si les autres matériaux ne servaient qu’à stabiliser ou
à délimiter plus distinctement les contours de formes fluides.
Quelles caractéristiques
présente un fluide pour être le médiateur idéal entre
l’intention et la forme matérialisée?
La première est sa facilité
à former des surfaces de démarcation. Un fluide, qu’il soit liquide
ou gazeux, est rarement dans un état de parfaite homogénéité.
D’infimes différences suffisent à créer des mouvements:
différences de température, de densité (entre l’eau salée
et l’eau douce par exemple), effets d’attirance ou de répulsion sur les
bords, etc. Ainsi se créent des surfaces de démarcation entre
des couches différentes. Des volumes se trouvent délimités,
qui peuvent devenir stables malgré un flux continuel de liquide. Par
exemple de l’eau chaude (mise en évidence ici par un colorant) est encerclée
par de l’eau plus froide, et cela forme comme un récipient qui se vide
et se remplit au gré des écoulements.
Théodore Schwenk, le chaos sensible, Triades 1982 |
Un autre point important est la très grande richesse potentielle que recèle un fluide lorsqu’on s’attache à ses mouvements plutôt qu’à sa substance. Un exemple. Tout le monde s’est amusé à lancer des cailloux dans l’eau d’un étang bien calme. Imaginez que vous lanciez simultanément plusieurs cailloux. Ils tombent un peu partout, et chacun est à l’origine d’une onde qui se propage en cercle sur toute la surface et se réfléchit sur les bords, ce qui finit par engendrer une figure très complexe. Considérez maintenant un point quelconque de l’étang. Il est clair qu’il peut être traversé au même instant par plusieurs de ces ondes. Cela veut dire qu’une même portion d’espace peut être occupée par plusieurs mouvements différents. Cette faculté qu’a un fluide de tolérer d’innombrables mouvements différents permet d’envisager la création de formes extrêmement complexes. C’est cette dynamique multiple qui fait qu’en matière de formes fluides "tout est possible". Sur cette photo d’un tourbillon, on voit bien des ondulations secondaires qui parcourent la formation principale en forme d’entonnoir:
Le troisième point qui mérite d’être souligné est la très grande sensibilité des fluides. Les surfaces de démarcation qui naissent de la turbulence sont autant d’organes sensoriels, aptes à percevoir, en se déformant de manière plus ou moins notable, les influences les plus subtiles. Autrement dit, les formes fluides sont, par nature même, à un point de convergence de toutes les forces cosmiques. Forces physiques évidemment, comme la gravitation, les forces électromagnétiques, les forces intermoléculaires et interatomiques. Forces psychiques aussi, selon un processus que je développe dans l’article la création de manifestations physiques. La nature chaotique d’un fluide fait de lui un excellent substrat, apte à être modelé par l’intention qu’un sujet projette en lui.
Expérience: confortablement installé dans un endroit calme devant un bâtonnet d’encens qui se consume, essayez de suivre simultanément les mouvements de la fumée et les mouvements intérieurs qui traversent votre esprit…
Les espèces qui se sont développées sur Terre ont abondamment exploré la genèse des formes en prenant comme support matériel les mouvements de l’eau, plus précisément la morphogenèse comme projection d’une intention dans les turbulences de ce fluide. Certaines comme les méduses ou ces animaux gélatineux presque complètement transparents témoignent clairement de cette origine aquatique:
D’autres dotées
d’un endosquelette ou d’un exosquelette solide semblent s’en être éloignées.
En apparence seulement comme le suggèrent ces indices: d’une part tous
ces corps restent constitués pour l’essentiel d’eau; d’autre part l’embryogenèse
se déroule toujours en présence d’eau, qu’elle soit libre dans
le cas des graines de plantes en train de germer ou enfermée dans une
poche comme le liquide amniotique dans lequel baignent les embryons de reptiles,
d’oiseaux et de mammifères. Notons en plus que les bébés
d’hommes savent nager d’instinct dès leur naissance alors qu’il
leur faut plusieurs années pour apprendre à marcher. Pour résumé
de manière un peu abrupte, un corps vivant appartenant à Gaïa,
c’est essentiellement une poche remplie d’eau qui baigne dans l’eau ou dans
l’air. Remarquons qu’un organisme souterrain comme une graine qui germe est
autant en contact avec l’eau et l’air qu’avec des matières solides minérales
et organiques. Quant aux organismes les plus aériens que Gaïa ait
produits, à savoir la plupart des insectes, eux aussi gardent trace de
leurs origines aquatiques: dans leur composition, dans leur développement
embryonnaire, ainsi que dans leur développement larvaire qui se déroule
souvent dans l’eau (citons seulement les moustiques). Bref, même si de
nombreuses espèces volent dans les airs, on ne peut pas considérer
que Gaïa ait vraiment investi le milieu aérien avec des organismes
faits principalement d’air et nés des mouvements de l’air.
Pourtant les exemples ne manquent
pas dans la Nature d’objets purement aérien comme les flammes ou les
nuages, formes nées de l’eau et de l’air mis en mouvements par le Soleil.
photos
de Corinne Leforestier |
À la différence des êtres vivants, ces objets ne manifestent aucune intention. C’est du moins la croyance la plus répandue aujourd’hui en Occident. Mais il est d’autres époques et d’autres cultures où c’est la croyance inverse qui prévaut. De là par exemple les faiseurs de pluie et la divination par observation de la forme des nuages. Libre évidemment à chacun de croire ce qu’il veut. Pour ma part je ne crois pas que ces phénomènes manifestent des esprits des eaux ou des vents. Ils sont de purs objets physico-chimiques. Toutefois la vie n’est pas sans influence sur eux. D’une part à travers la physico-chimie par libération dans l’atmosphère de molécules qui influent sur la formation des nuages et le déclenchement des pluies. Influences psychiques d’autre part du fait de leur hypersensibilité due à leur nature turbulente. Ce processus de projection d’intentions dans la matière chaotique est décrit dans l’essai cité plus haut. Cela ne donne pas toujours les résultats attendus. C’est comme au loto, les résultats ne peuvent se conformer tout le temps aux désirs de chacun. Mais parfois, il arrive que cela marche. Pour ma part, j’ai à plusieurs reprises vu des nuages ‘éviter’ des fêtes de la saint Jean que nous organisions avec des amis (événements relatés dans vers l’Homme de demain, chapitre 19, § co-création).
L’homme de son côté construit des objets qui manifestent bien évidemment une intention et qui sont purement aériens, les ballons. J’écarte de la discussion les avions et les fusées parce que ce sont des objets massifs qui doivent lutter pour s’élever dans les airs et s’y maintenir. Tandis qu’un ballon flotte tout naturellement dans l’air, sans effort, simplement parce qu’il est ainsi fait (voir livre 1, quatrième partie, § les ballons).
Considérant tout cela, vous devinez probablement la suite: mon souhait est de concevoir une maison comme un organisme aérien:
Une maison conçue
comme un organisme aérien et non pas aquatique et encore moins solide,
c’est pour moi une chose qui va de soi. Car que s’agit-il de faire au fond sinon
délimiter un volume d’air, l’espace habitable, au sein de l’air lui-même.
Étant précisé tout de même que cet organisme n’est
pas complètement libéré de l’attraction terrestre car la
vie de l’habitant lui-même reste déterminée par la pesanteur,
qui impose notamment la présence d’un sol à peu près horizontal,
à peu près plan et assez solide pour supporter son poids. Cette
surface appartient bien évidemment à la maison, qui possède
donc au final une double nature terrestre et aérienne.
Je m’empresse d’ajouter qu’il
ne s’agit là que de mon choix, celui qui comble le mieux mes aspirations
à l’ouverture et à la légèreté. On est en
droit d’en préférer d’autres, par exemple une maison souterraine
(creusée ou bien recouverte de terre) ou subaquatique (voir les réalisations
de Rougerie). Mais notons que dans tous les cas le volume habitable à
délimiter est fait d’air et non pas d’eau ni de terre.
Récapitulons:
on part de l’idée d’une maison qui soit un support d’évolution
que l’on projette dans le fluide air pour engendrer une forme; puis l’on matérialise
les surfaces de démarcation nées de la rencontre entre les mouvements
intérieurs de l’esprit du maître d’œuvre et les mouvements turbulents
de l’air.
Soit. Mais comment faire en
pratique pour faire passer l’intention dans la forme et la matérialiser?
c’est le sujet du prochain livre. Tout ce que je dirai pour l’instant c’est
qu’une réalisation à base de membranes tenues par l’air semble
pour l’heure s’imposer.
En guise d’épilogue
à tout ceci et de prologue au livre suivant, voici un exemple tout simple
d’un petit objet architectural aérien:
abri
pneumatique rotatif conçu par Dominik Baumüller |
L’abri consiste simplement en une double membrane en polyéthylène (18 kg pour 6 m de diamètre pour fixer les idées). Elle prend forme grâce à un petit moteur qui entraîne sa rotation. La force centrifuge augmente la pression de l’air à l’intérieur, et cela suffit à lui conférer une certaine tenue. On se doute qu’un tel abri reste sensible au vent. Mais c’est une réalisation intéressante qui ouvre une voie nouvelle pour la conception d’objets architecturaux aériens. On pourrait d’ailleurs imaginer d’utiliser la force du vent lui-même pour le stabiliser davantage. Nous verrons cela…