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La question de la
forme traverse toute l’architecture. La raison est évidente: c’est l’aspect
le plus visible d’une construction sur lequel chacun peut se permettre d’avoir
une opinion, tandis que la structure n’est apparente qu’aux yeux du spécialiste.
Une raison moins évidente
est qu’une forme architecturale n’est pas anodine. Elle produit des effets variés
sur ses habitants. Voici donc les architectes auto-promus au rang de démiurges,
se plaisant à jouer avec les formes pour influer sur la vie des gens,
selon les cas avec plus ou moins de maîtrise et de talent. Dans ces conditions
connaître un tant soit peu les règles du jeu ne peut qu’être
bénéfique à l’habitant qui n’a pas forcément envie
de se faire manipuler. Je vais m’efforcer de les expliciter, dans la mesure
de ma compréhension du moment. Bien qu’inhabituelle mon approche devrait
donner des résultats intéressants.
Expérience:
dessinez une maison. Ne perdez pas de temps en fioritures, une esquisse suffit
voire quelques traits tracés en imagination. Je ne crains guère
de me tromper en disant que votre dessin montre une maison vue de l’extérieur,
en perspective ou en plan. Bizarre quand on remarque que l’on passe plus de
temps à vivre dedans qu’à regarder le bâtiment du dehors.
Une occultation significative. C’est un allant-de-soi de notre culture, les
pièces où l’on vit sont parallélépipédiques
et il n’y a pas à revenir là-dessus. Mais pourquoi devraient-elles
l’être nécessairement sachant que l’on dispose de procédés
pour construire toutes sortes de formes, que d’autres peuples habitent des maisons
rondes et pas carrées, que la Nature elle-même crée en abondance
des formes très différentes que l’on trouve souvent fort plaisantes?
Deuxième expérience:
comparez n’importe quel objet conçu par l’homme avec n’importe
quel objet naturel (dans tout ce document, homme écrit en italiques
désigne l’espèce tandis qu’homme sans italiques désigne
le représentant mâle de l’espèce). La différence
saute aux yeux même si l’on ne sait pas toujours expliquer ce qui fait
l’artificialité des uns par rapports au naturel des autres. Il y a bien
l’absence dans la Nature de cercles parfaits, de lignes droites et autres angles
droits, à notre échelle du moins. Mais cela n’explique pas tout
vu que l’on distingue aussi facilement une hutte en branches d’un amoncellements
de branches ainsi que d’un nid.
Troisième expérience:
comparez les impressions ressenties dans des formes architecturales différentes,
du parallélépipède parfait d’une maison traditionnelle
à la rondeur d’une voûte ou d’un dôme, du cône pointant
au ciel d’un tipi au cylindre aplati d’une yourte, du gratte-ciel fait d’une
superposition quasi indéfinie de plateaux horizontaux à la voûte
irrégulière d’une grotte et la succession labyrinthique de salles
souterraines…
Une architecture
est une délimitation matérielle de l’espace définissant
deux formes duales, celle perçue du dedans et celle vue du dehors. Le
mot ‘matériel’ a son importance: il ne s’agit pas d’une simple image
(sur le papier, sur un écran, dans une tête), ni d’une manifestation
purement énergétique (électromagnétique), mais d’un
objet caractérisé par une étendue et une masse. De là
des forces qui s’exercent sur cet objet et qui tendent à le disloquer,
de là donc la nécessité d’une structure pour maintenir
son intégrité, le thème de la première partie du
premier livre.
Ceci dit la forme a aussi son
importance pour celui qui vit dedans comme le prouvent les petites expériences
ci-dessus. Et l’effet de cette forme est en grande partie indépendant
de sa réalisation matérielle. Ceci vaut pour d’autres domaines
que l’architecture. Constatons par exemple comment l’on arrive à se faire
peur à cause d’un simple bout de bois en travers d’un chemin que l’on
prend pour un serpent, comment l’on arrive à s’exciter sexuellement en
évoquant par sa seule imagination une image érotique, comment
l’on est tout ému en regardant des photos de personnes chères.
Des effets aussi forts quoique
souvent moins définissables sont produits par la seule vue de bâtiments.
De tous temps et en tous lieux des maîtres d’œuvre ont su jouer avec la
forme, de l’architecture mystique des grandes cathédrales gothiques à
l’architecture sensuelle des églises baroques, de l’architecture écrasant
l’individu du troisième Reich aux effets harmonisant de l’architecture
organique pour en arriver à l’architecture libérée et donc
libératrice de Frei Otto. D’autres ont intentionnellement laissé
de côté la question de la forme, n’y voyant qu’un phénomène
accessoire à la fonction, les fonctionnalistes justement. Enfin il y
a ceux, l’immense majorité des architectes et des constructeurs, qui
ignorent tout du sujet et qui fabriquent à la chaîne des clapiers,
avec les effets que l’on sait sur leurs habitants. Ignorance qui est avant tout
celle de l’homme pour qui ils sont censés construire. Je n’en
dirai pas davantage de ces architectes, mon propos n’étant pas de me
complaire dans la critique mais de tracer un chemin vers une approche plus féconde.
Et puis il suffit de voir où l’on habite et de regarder autour de soi
pour avoir un vaste panorama de leurs œuvres, dont la laideur finit par ne plus
être remarquée tant la généralité et l’habitude
atrophient notre jugement.
En tout cas cette ignorance
doit maintenant prendre fin si l’on ne veut plus se retrouver piégé
dans des formes architecturales pas vraiment conçues pour le bien-être
de chacun, ou pire conçues intentionnellement par des apprentis-magiciens
qui jouent avec des représentations collectives pour nous conditionner.
Donc comprendre comment les hommes vivent, se relient au monde, et en
particulier comment ils ressentent les formes, pour créer une architecture
accordée à leurs besoins, aux besoins de chacun, par quoi j’entends
notamment qu’elle participe à leur bien-être et soit un support
d’évolution. Cela va nous obliger à quelques détours. Je
vous encourage à les suivre avec moi même si certaines considérations
vous sembleront à première vue assez éloignées de
l’architecture. Nous la retrouverons le moment venu forts d’une compréhension
qui nous permettra de porter un regard nouveau sur les formes architecturales,
leur sens et leur genèse.
Expérience:
prenez conscience de ce que vous êtes en train de voir, que vous lisiez
ce livre sur un écran ou imprimé sur du papier. Pas de doute,
ce que vous avez sous les yeux est étendu en largeur et en hauteur, voire
peut-être en profondeur. Vous avez une sensation d’espace, une perception
d’un espace extérieur ici plein d’objets et de signes en noir sur fond
blanc.
Mais que voyez-vous vraiment
tandis que vous lisez ces mots? Percevez-vous réellement un espace extérieur?
Tout bien considéré, non. Ce qui se présente à cet
instant à votre conscience semble bien provenir de l’extérieur
mais en fait cette image perçue n’est pas là, dehors. Vous aurez
beau la chercher, même sous la jaquette du livre, même sous le capot
de votre ordinateur, vous ne la trouverez pas. Elle n’est pas davantage au fond
de votre œil, et elle n’existe pas non plus en tant que telle quelque part dans
votre cerveau. Où se trouve-t-elle alors? Mystère! Peut-être
la question est mal posée car le ‘où’ présuppose un espace,
or justement on vient de constater qu’on ne peut être sûr de rien
quant à l’existence réelle d’un espace extérieur, la seule
certitude étant la réalité de notre sensation d’espace.
Jusque là rien de nouveau.
Les philosophes sont familiers de ce genre de raisonnement. Les architectes
beaucoup moins, qui se contentent de prendre pour argent comptant le point de
vue naïf selon lequel les perceptions et la réalité extérieure
coïncident. Ces deux points de vue, le naïf et le réfléchi,
sont si éloignés qu’on se doute qu’en découlent des approches
très différentes de la genèse et de l’effet des formes
en général et des formes architecturales en particulier. Mais
avant d’en arriver là il nous faut creuser davantage la question de l’espace.
Revenons à
l’expérience précédente de ces mots étalés
sur un écran ou une feuille de papier. La sensation est bien celle d’objets
étendus mais dans votre esprit. De plus elle s’accompagne de la conviction
qu’il existe réellement au-dehors de vous des objets qui la suscitent,
situés dans un espace qui semble tout aussi réel, c’est-à-dire
réellement étendu, et que la forme de ces objets est conforme
à l’image que vous en avez. À la différence d’images de
rêves ou de fantaisies de l’imagination, vous les savez hors de vous.
En fait vos perception sont des images de l’esprit appartenant à ce que
j’appelle l’espace perçu mais vous êtes persuadé
qu’elles ont leur origine dans l’espace extérieur. C’est cela
le réalisme naïf.
Maintenant si vous fermez les
yeux, vous pouvez, avec plus ou moins de précision selon vos capacité
de visualisation, vous représenter intérieurement ces mêmes
objets que vous venez de voir, le livre ou l’écran plus ce qu’il y a
autour. Pas plus que précédemment vous n’avez de doute sur la
provenance de ces images: elles prennent cette fois naissance à l’intérieur
de vous grâce à un processus (toujours mystérieux) de remémoration.
Elles appartiennent à ce que j’appelle l’espace de représentation
dans la mesure où ce qui se présente à votre conscience
ne consiste pas en une simple description verbale mais bien en de véritables
images donnant une sensation d’étendue. Elles présentent des qualités
similaires aux précédentes, avec toutefois quelques nuances que
nous verrons plus loin.
Il arrive parfois qu’il y ait
ambiguïté sur la provenance supposée intérieure ou
extérieure d’une image. Cela arrive dans des états de demi-sommeil,
lors de poussées de fièvre ou autres états de conscience
modifiés, ou encore lorsque les signaux sont à la limites de notre
sensibilité (nuit, pénombre…). Une personne dite normale parvient
généralement très vite à "retrouver ses esprits".
D’ailleurs c’est pratiquement une définition de la normalité.
Celle qui n’y parvient pas est qualifiée de folle. Elle flotte entre
différents plans de réalité, plus capable de vivre pleinement
son expérience d’incarnation. Parfois cette folie recèle une grande
compréhension, comme le caractère illusoire de cette réalité.
Certains vivent assez bien cette réalisation. Disons pour faire simple
ceux qui y sont parvenus au bout d’un itinéraire initiatique. D’autres
vivent cela très mal et se retrouvent dans des asiles. La psychiatrie
n’y comprenant rien, ils sont abrutis par des médicaments qui leur ôtent
toute chance d’intégrer leur éveil. Mais ceci est une autre histoire…
Reprenons. Pour remettre
nos perceptions en bon ordre, il convient de distinguer trois espaces:
1. L’espace de représentation,
qui correspond à la manière dont l’être humain (pour ne
pas dire moi car qui sait ce qui se passe vraiment dans l’esprit d’un
autre) se représente intérieurement l’espace. Sa caractéristique
fondamentale est justement cette sensation d’espace, d’étendue. Il semble
exister antérieurement à toute perception: cf. des aveugles de
naissance qui rapportent des sensations de vision lors d’expériences
au seuil de la mort (recherches de Kenneth Ring, mindsight: near-death and
out-of-body experiences in the blind, avec Sharon Cooper, William James
Center for Consciousness Studies 1999). Notons aussi que cet espace existe indépendamment
d’autres sensations, qu’elles soient lumineuses (une sensation d’espace peut
ne pas posséder de caractéristique lumineuse tandis qu’une sensation
lumineuse s’inscrit obligatoirement dans un espace), sonores (selon les cas
le son peut ou non avoir une spatialité) ou autres.
2. L’espace perçu
correspond quant à lui à la manière dont nous percevons
intérieurement un espace que nous affublons d’une origine extérieure.
Il est bien évidemment partie intégrante du précédent
dont il hérite en les précisant les principales caractéristiques,
notamment la sensation d’étendue. Le plus curieux est que ces sensations
conscientes sont quasi systématiquement connotées "extérieures
à moi" (alors qu’à l’inverse des pensées qui nous
viennent sont quasi systématiquement connotées "intérieures
à moi"). C’est si fort que l’on est irrépressiblement conduit
à poser l’existence de:
3. L’espace extérieur:
c’est l’endroit dont semblent provenir nos perceptions de la matière.
Je le nomme ainsi par commodité parce que, comme je viens de le dire,
il est très fortement ressenti intérieurement comme étant
extérieur. Mais comme je l’ai dit aussi, un tel espace n’existe pas au-dehors.
Il existe au-dedans de nous quoique pas du tout en tant qu’espace caractérisé
par une étendue. Il est une construction intellectuelle, une pure abstraction
sans aucune étendue perceptive sinon celle que l’on parvient à
lui donner en en construisant des images représentatives. Pour employer
un terme à la mode mais pas si inapproprié dans ce contexte, on
peut le qualifier de virtuel (cf. le film Matrix). Ce caractère
virtuel ne le rend pas pour autant indescriptible ni inutile. Il peut même
être très utile, notamment à travers la géométrie
qui est l’étude des qualités propres à cet espace.
Approfondissons encore davantage chacun de ces espaces.
La distinction qui vient d’être posée n’est pas nouvelle. Elle traverse tout le courant de la philosophie idéaliste jusqu’à la phénoménologie. Kant le premier en a parlé très clairement. Dans son vocabulaire, l’espace est une catégorie a priori de l’entendement par quoi il veut dire qu’il existe antérieurement à toute expérience physique. Se laissant sans doute emporté par les succès de la physique newtonienne, il considère que cet espace est nécessairement euclidien. C’est là que nos points de vue divergent. Pour moi cet espace de représentation intérieur ne saurait être euclidien. Quelque expériences en états de conscience modifiés et de nombreux rêves ‘bizarres’ comme nous en avons tous suffisent à nous en convaincre. Par exemple:
Bref, notre espace
de représentation n’a pas l’homogénéité ni la stabilité
dimensionnelle propre aux espaces euclidiens. Pour autant il n’est pas n’importe
quoi. Il présente comme principales caractéristiques d’être
bi ou tridimensionnel, plein et non replié.
Par ‘plein’ je veux dire qu’il
n’y a pas de trous où l’espace disparaîtrait ni d’îlots d’espace
entourés de zones de non espace. L’espace remplit tout l’espace, que
ce soit de manière continue ou par pixels. Ce qui peut apparaître
comme un trou dans l’espace n’est pas une disparition de celui-ci mais un bout
d’espace rempli de noir.
L’espace ne présente
pas non plus de plis. Un exemple concret pour illustrer cette notion. Prenez
une feuille de papier et pliez-la en deux. Avec une pointe faites un trou qui
traverse les deux plis. Dépliez maintenant la feuille. Vous avez sous
les yeux une surface plane percée de deux trous. Les trous sont censés
représenter exactement le même point. Le fait que l’espace n’a
pas de plis signifie que deux points situés en des endroits différents
ne sauraient être les mêmes (à comparer avec la ‘vision’
de l’espace par des particules quantiques dites inséparables, dans nos
pensées créent le monde, chapitre 1).
L’espace de représentation
n’est pas unidimensionnel, c’est-à-dire réduit à une ligne.
Certes on peut voir ou imaginer la ligne mais toujours plongée dans un
espace de dimension supérieure. C’est une ligne sur une surface ou bien
une ligne dans un volume mais cette ligne n’est jamais la totalité de
l’espace.
Celui-ci est le plus souvent
bidimensionnel et plus rarement tridimensionnel. Remarquons que c’est cette
prédominance de la surface sur le volume qui rend si crédibles
les images reproduites à plat (tableaux, photos, télévision…)
et la reproduction sonore avec seulement deux haut-parleurs (stéréo)
et souvent même un seul (mono). La platitude prédomine encore aujourd’hui
dans notre monde. C’est en partie vrai aussi en architecture. Malgré
les grattes ciel, tours et autres voûtes élevées, la troisième
dimension reste à conquérir comme espace de vie. J’y reviendrai.
La représentation spatiale
tridimensionnelle peut prendre deux formes très différentes: centrée
ou non. Dans la représentation tridimensionnelle centrée, le point
d’observation est le centre d’une sphère et l’image se déploie
en hauteur, largeur et profondeur, cette dernière dimension étant
de qualité différente des deux autres. Typiquement notre vue fonctionne
ainsi. Généralement le champ ne recouvre pas la totalité
de la sphère mais cela peut arriver dans certains états de conscience
très particuliers comme les expériences au seuil de la mort (NDE
en anglais pour near death experience). La vision devient à 360° tout
en restant bornée en profondeur (on ne voit pas la totalité de
l’univers).
Étant donnée
la nature particulière de la profondeur par rapport à la largeur
et la hauteur, la vision tridimensionnelle centrée n’est pas à
proprement parler tridimensionnelle. Elle est entre les deux, disons 2D+1. La
figure suivante en donne une idée:
Cet espace de représentation
est en quelque sorte constitué de sphères emboîtées
(dont seule une portion de même angle solide est représentée
ici). La surface de chaque sphère est en fait perçue comme plane.
On remarque bien comme la profondeur est une dimension de nature différente
des deux autres.
Quant à la représentation
tridimensionnelle non centrée, elle n’est pas associée à
la vue mais au corps via les sensations proprioceptives et le toucher. La perception
que nous avons de notre corps est véritablement un volume dont aucun
point ni aucune direction ne sont privilégiés. Il n’y en a pas
un point qui soit ressenti comme plus éloigné ou moins éloigné
qu’un autre parce qu’il n’y a pas de point de vue. Cette façon de nous
représenter l’espace est bornée à notre corps physique.
Ajoutons que les bornes peuvent fluctuer selon l’état de conscience et
selon l’état de repos ou de mouvement. À un extrême le corps
peut devenir totalement étranger, comme absent; à un autre il
s’étend plus loin que la peau et l’environnement est ressenti comme appartenant
à son propre corps.
Cette capacité de nous
représenter l’espace de façon tridimensionnelle non centrée
existe en nous. Bizarrement, elle ne semble pas du tout opérante avec
les sensations visuelles. Peut-être à cause de la prégnance
de la vue dans notre expérience du monde physique et du fait que les
yeux imposent une perception centrée 2D+1? Je ne saurais dire.
Peut-être est-ce un développement
à venir? Si cela advient, alors nous pourrons envisager de construire
une représentation spatiale 3D+1 prélude à la 4D. Je précise
qu’il s’agit ici de 4 dimensions spatiales et non pas de 3 dimension d’espace
plus une de temps. En tout cas reconnaissons que pour le moment toute représentation
spatiale à 4 dimensions semble totalement impossible chez l’homme.
Dans quelque état de conscience que ce soit, je n’ai jamais vécu
ni entendu parler de quelque chose approchant. On peut évidemment facilement
construire intellectuellement des géométries de dimensions supérieures
à 3. Mais ce sont de pures abstractions qu’il est impossible de nous
représenter, sinon en coupant des tranches à 2 ou 3 dimensions.
La limite est peut-être indépassable, ou peut-être pas, en
tout cas elle est là et l’essentiel du jeu de l’incarnation se joue aujourd’hui
pour nous dans un espace à trois dimensions. Donc ne nous excitons pas
pour le moment sur des espaces de dimensions supérieures, cela n’a pas
de sens en architecture. Je dis bien "pour le moment"…
Je rappelle que cet
espace correspond à l’espace que nous percevons comme semblant provenir
de l’extérieur de notre esprit. Différents types de sensations
peuvent y prendre place: visuelles (prédominantes), sonores (comme pour
la vue 2D+1 centrée), tactiles (3D très bornée; notons
que cela inclut des sensations de pression, de température, du magnétisme,
etc.), olfactives (à peine développées chez l’homme
et certainement beaucoup plus chez de nombreux animaux). Comme la vision est
le sens prédominant (les sens accaparent notre attention selon les proportions
suivantes: vue 70 %, ouïe 20 %, odorat 5 %, toucher 4 %, goût 1 %),
et comme le sujet de ce livre est l’architecture, il n’y aura guère d’inconvénients
à ce que je centre ce paragraphe sur la perception visuelle, sachant
que la plupart des réflexions qui suivent valent également pour
le son.
Je rappelle et j’insiste sur
le fait que cet espace perçu est intérieur, c’est-à-dire
un pur fait de conscience, même si nous sommes ainsi conditionnés
que nous croyons à son extériorité. Il est partie intégrante
de l’espace de représentation dont il hérite la principale caractéristique
d’être tridimensionnel, et plus précisément s’agissant de
la vue à 2D+1.
Sauf bizarreries telles que
vertiges ou influence de substances psychotropes (ou spiritualisantes), cet
espace présente une plus grande régularité et stabilité
que le reste de l’espace de représentation. On se rapproche d’un l’espace
euclidien mais des irrégularités subsistent.
inhomogénéités
Il y a une notable
différence entre l’espace proche et l’espace lointain. Le premier est
celui pour lequel l’effet de parallaxe entre les deux yeux fonctionne pour évaluer
les distances. Cet espace proche est à 2D+1 c’est-à-dire largeur
et hauteur d’une part, et profondeur d’autre part.
L’espace lointain quant à
lui commence lorsqu’on ne parvient plus à évaluer directement
les distances par parallaxe (quelques mètres à quelques dizaines
de mètres selon les individus). Il est à 2D c’est-à-dire
totalement plat. La troisième dimension n’est pas perçue en tant
que telle, ce n’est qu’une étiquette ajoutée a posteriori aux
objets après analyse (inconsciente) de certaines de leurs caractéristiques:
superpositions (celui qui apparaît devant un autre est jugé plus
près), tailles relatives d’objets semblables (le plus petit est plus
éloigné), effets de luminosité et de texture (plus flou
et moins contrasté signifie plus loin), jeux d’ombres, nature de l’objet
(nuage plus loin que montagne plus loin que maison), etc.
anisotropie
Cela signifie que
les propriétés de l’espace ne sont pas les mêmes dans toutes
les directions. S’agissant de la profondeur par rapport au couple largeur-hauteur,
cela résulte du fait que la vision s’inscrit dans une géométrie
2D+1 centrée.
Largeur et hauteur à
leur tour ne sont pas parfaitement équivalentes. Cela provient du fait
que nos deux yeux sont situés dans un plan horizontal, d’où il
découle que la parallaxe fonctionne mieux à l’horizontale qu’à
la verticale, sauf à bouger la tête ou à l’incliner (mais
dans ce dernier cas au prix d’une perte de repères comme on le vérifie
aisément). L’appréciation des distances est donc très différente
selon les trois directions. L’expérience est facile à faire.
polarisation droite-gauche
Bizarrement, la direction gauche-droite n’est pas parfaitement équivalente à la direction droite-gauche. Ainsi un mouvement perçu qui va de la gauche vers la droite donne en général une plus grande sensation de vitesse qu’un mouvement équivalent de la droite vers la gauche. Je ne sais pas si c’est une habitude purement conventionnelle transmise de génération en génération ou si elle a des racines plus profondes, par exemple la prédominance des droitiers sur les gauchers avec d’autres prolongements comme le sens de l’écriture. Quoiqu’il en soit le phénomène est notable et exploité par les réalisateurs de films d’action.
Beaucoup d’artistes peintres ou sculpteurs révèlent dans leurs œuvres ces irrégularités de l’espace perçu. Un seul exemple, le célèbre homme qui marche de Giocometti.
homme
qui marche dans Alberto Giacometti, Paris-Musées 1991, p 179 |
Si j’ai choisi cet
exemple c’est que l’artiste lui-même nous donne une explication de sa
représentation:
"Mais voulant faire de
mémoire ce que j’avais vu, à ma terreur, les sculptures devenaient
de plus en plus petites, elles n’étaient ressemblantes que petites, et
pourtant ces dimensions me révoltaient et, inlassablement, je recommençais
pour aboutir, après quelques mois, au même point. Une grande figure
était pour moi fausse et une petite tout de même intolérable,
et puis elles devenaient si minuscules que souvent avec un dernier coup de canif
elles disparaissaient dans la poussière. Mais tête et figure ne
me semblaient un peu vraies que minuscules. Tout ceci changea un peu en 1945
par le dessin. Celui-ci m’amena à vouloir faire des figures plus grandes,
mais alors, à ma surprise, elles n’étaient ressemblantes que
longues et minces." (c’est moi qui souligne; extrait de la lettre à
Matisse de 1948 reproduite en fac-similé dans Alberto Giacometti,
Paris-Musées 1991, p 416s)
Les irrégularités de l’espace perçu ont évidemment des conséquences en architecture. J’en citerai trois.
Dans la mesure où, s’agissant de la vue, la platitude prédomine, il est difficile de se représenter les formes architecturales en volume. L’on se contente donc de plans, dont le nom seul montre bien les limites que l’on impose aux formes. Grâce à la perspective, les peintres figuratifs s’en tirent un peu mieux pour donner une sensation de profondeur à leurs images plates. Mais il faut dire qu’ils ne sont pas soumis à la même exigence de devoir transformer leurs représentations imaginaires en objets matériels: cf. les perspectives impossibles d’Escher.
Escher,
Belvédère lithographie de 1958 |
Malgré tout, la perspective n’a rien d’évident. Il suffit d’observer le développement du dessin chez les enfants et se plonger dans l’histoire de la peinture pour le constater. En ajoutant encore que le procédé ne marche que pour un champ de vision réduit, comme vu par un trou de serrure, et qu’il montre ses limites pour les grands panoramas en ‘cinémascope’.
Autre conséquence en architecture facile à expérimenter: dans un espace grand ouvert comme un champ marquez un carré de 10 mètres de côté (de douze à quinze pas) avec quatre piquets et une ficelle. Promenez-vous dedans, éloignez-vous un peu, probable que ce carré vous paraîtra ridiculement petit. Maintenant songez que cette surface de 100 m² correspond à celle d’un 5 pièces où peuvent vivre à l’aise 4 ou 5 personnes avec leurs 50 mètres cubes de meubles et affaires diverses. Donc selon les cas le même carré de 100 m² peut paraître grand ou petit.
Une forme architecturale est double, intérieure et extérieure, plus précisément une forme perçue lorsqu’on est à l’extérieur du bâtiment et une autre très différente qui est perçue lorsqu’on est à l’intérieur. Perçue de l’intérieur, elle appartient à l’espace proche, donc possède une réelle dimension de profondeur. De plus la totalité de la forme ne se dévoile pas dans le champ de vision, il faut tourner la tête pour la découvrir. De l’extérieur, elle est perçue en deux dimensions seulement mais dans sa totalité, ou du moins une projection en deux dimensions de la forme tridimensionnelle selon l’axe de vision. Il faut en faire le tour pour découvrir ses autres faces.
Je rappelle que cette
dénomination désigne non pas un espace réel qui existerait
hors de notre esprit mais un espace abstrait, virtuel, d’où semblent
provenir nos perceptions "comme du dehors".
Le mot ‘virtuel’ me semble
assez approprié pour décrire la nature de cet espace. Considérez
une image quelconque qui apparaît sur l’écran de votre ordinateur,
disons une photo d’un paysage. Vous savez probablement que la mémoire
de l'ordinateur ne contient que des séries de 0 et de 1, ou même,
pour être plus précis, des représentations de ces nombres
sous forme de charges électriques piégées dans des assemblages
de matériaux semi-conducteurs. Le microprocesseur effectue des calculs
sur ces nombres, qui aboutissent à la visualisation sur un écran
du paysage. Ce ciel, ces montagnes, ces arbres n’ont aucune étendue réelle
dans les entrailles de la machine mais ils se présentent au final à
notre regard comme s’ils en avaient une. Eh bien notre espace extérieur
pourrait n’avoir pas plus d’étendue que celui que manipule l’ordinateur!
Autre analogie intéressante,
ces images appelées stéréogrammes qui ont été
à la mode il y a quelques années et que l’on a déjà
oubliées. Regardez cette figure:
réalisation de l’auteur |
Ce n’est en apparence
qu’un ensemble de points noirs et de points blancs répartis aléatoirement.
En apparence seulement, car il s’agit en fait d’une représentation d’une
forme tridimensionnelle. Pour la visualiser, vous devez commencer par fixer
les deux gros points noirs. Maintenant, louchez. Cela doit vous conduire à
voir quatre points au lieu de deux. Essayez de rapprocher les deux du centre
jusqu’à les superposer, ce qui ne laisse apparaître plus que trois
points. À l’instant précis où s’opère la fusion,
l’image change radicalement, et vous vous retrouvez plongé dans un étrange
univers tridimensionnel. L’effet est saisissant.
Dans cet exemple, vous devez
voir écrit en gros le mot Râ. Si vous n’y arrivez pas, n’essayez
surtout pas de deviner le contenu en vous fondant sur la forme des taches claires
et des taches sombres. Ne forcez pas non plus, laissez l’image de côté,
et reprenez-la plus tard, comme un jeu, avec décontraction.
Il est évident que cette
représentation n’a pas de relief puisqu’elle est toute entière
contenue dans le plan de la page. C’est donc bien notre façon de la regarder
qui crée l’épaisseur et la profondeur de la forme rendue apparente
à notre conscience. À partir de là il devient possible
de concevoir que toute la réalité physique puisse être élaborée
de manière analogue: l’espace, dans ses trois dimensions de hauteur,
de largeur et de profondeur, et les formes matérielles qu’il contient,
seraient des constructions de conscience, fruits d’une façon particulière
de regarder un substrat dans le fond aussi informe que l’image ci-dessus.
Conclusion: on ne
peut rien dire de la nature véritable de l’espace extérieur ni
même s’il existe vraiment un tel espace réellement étendu
(d’autres développement de ces notions peu familière dans nos
pensées créent le monde et l’esprit
dans la matière). Tout ce dont on est capable, c’est abstraire
un certain nombre de caractéristiques. L’espace extérieur est
abstrait dans la mesure où il ne se dévoile pas directement à
nos sens mais que des propriétés lui sont attribuées à
partir d’observations de phénomènes répétables qualifiés
de matériels dûment catégorisés et organisés.
Par exemple: si je prends un
objet solide au toucher, disons une branche ou une pierre, et que je le bouge,
il n’apparaît pas du tout de la même manière à ma
vue, d’une forme différente selon comme je le tourne, plus gros ou plus
petit selon que je le rapproche ou l’éloigne. Maintenant si je le remets
dans la position de départ, il semble retrouver sa forme et sa dimension
initiales, dans les limites de mes souvenirs. Partant, il est raisonnable d’en
déduire que la forme apparente de l’objet a changé tandis que
l’objet lui-même n’a subi aucune déformation lors de ses déplacements.
Autre exemple: je dessine sur
une feuille de papier un triangle quelconque que je découpe; je découpe
ensuite les trois angles que j’assemble bord à bord; cela forme un angle
plat, aux approximations du dessin et de la découpe près.
Autre exemple encore: je trace une ligne sur une feuille de papier, je me donne un point extérieur à cette ligne mais toujours sur la feuille et j’essaie de tracer une autre ligne qui lui soit parallèle. Qu’est-ce qu’une parallèle au fait? Je ne peux recourir à la définition habituelle selon laquelle ce sont des lignes dans un même plan qui ne se croisent jamais, elle n’est pas opérationnelle dans le cadre limité de ma feuille. Il est préférable de la définir comme une ligne obtenue par translation de la précédente, ou bien dont tous les points sont à même distance de l’autre. Bref, faisant cela, j’observe que je peux tracer effectivement une parallèle et une seule. Quant à savoir si, prolongées l’infini, les deux droites finiraient ou non par se croiser, c’est totalement invérifiable. Mais il n’est pas aberrant de penser qu’elles pourraient ne jamais se rencontrer. Bizarrement le contraire n’est pas aberrant non plus!
C’est à travers
des expériences de ce genre conceptualisées, épurées
et généralisées que l’on est amené à dire,
par exemple, que "la somme des angles d’un triangle est de 180°",
ou que "par un point extérieur à une droite on peut tracer
une parallèle et une seule". Et c’est en réunissant un certain
nombre de tels concepts que l’on finit par caractériser l’espace extérieur
comme étant euclidien.
Ajoutons que ce sont d’autres
expériences du même genre qui font dire qu’il n’est pas euclidien
dans d’autres circonstances. Ainsi, dans le cadre de la théorie de la
relativité restreinte et des expériences qui en découlent,
la taille d’un corps rigide ainsi que sa masse sont changées lors d’un
déplacement. L’ampleur de ces changements dépend de la vitesse
de déplacement de l’objet par rapport à l’observateur. Ils ne
deviennent notables que pour des vitesses très élevées,
dites relativistes c’est-à-dire proches de la vitesse de la lumière
(environ 300 000 km/s).
D’autre part, d’après
les plus récents modèles cosmologiques découlant d’observations
du ciel profond, l’univers physique serait un espace courbe, fini, non borné.
À cette échelle, la somme des angles d’un triangle n’est plus
de 180°. Et si l’on partait droit devant soi dans l’espace intergalactique on
finirait par revenir à son point de départ. C’est analogue à
faire le tour de la Terre, sauf qu’il ne s’agit plus de se déplacer sur
une surface sphérique mais dans un volume tridimensionnel formant ce
qu’on appelle une hypersphère dans un espace à quatre dimensions.
Notons que ces autres géométries
ne décrivent pas davantage la réalité de l’espace extérieur
que la géométrie euclidienne. Ce sont aussi des abstractions qui
ont leur utilité et leurs limites.
L’existence de l’espace
et de la matière semblent indubitables. Pourtant la seule chose dont
nous soyons certain c’est la réalité de la sensation d’espace
et la réalité de la sensation de matière. Que tout ça
existe hors de nous, indépendamment de l’expérience intérieure
que nous en avons, est parfaitement improuvable. Rien ne permet d’affirmer l’existence
d’une réalité extérieure dont nous prendrions conscience,
que la conscience soit elle-même un épiphénomène
de cette réalité matérielle (matérialisme) ou bien
une autre dimension de la réalité (dualisme). L’inverse en revanche
est parfaitement justifiable, à savoir que matière et espace puissent
être des émanations de notre esprit.
Bien sûr il est plus
commode dans la vie courante d’envisager la matière et l’espace comme
réels et réellement extérieurs et indépendants de
nous. C’est que tout le processus d’incarnation semble ainsi fait que nous qualifions
d’extérieur tout un pan d’une réalité intérieure.
Il est quasiment impossible de changer cette certitude, à moins de sombrer
dans une forme de folie se caractérisant par une inaptitude totale à
vivre sur ce plan de réalité, ou une forme de sagesse se caractérisant
par autant d’inaptitude à partager la vie des autres humains. Comment
concilier alors le réalisme naïf que nous imposent nos sens avec
l’idéalisme, l’immatérialité de la matière à
quoi conduit la réflexion? Simplement en jouant le jeu, en faisant "comme
si" tout en n’étant pas dupe. Certes le monde est illusion, maya
comme disent les indiens, mais c’est dans cette illusion et pas ailleurs que
se déploie notre existence. Et que l’on bâtit nos maisons…
La distinction espace
de représentation, espace perçu, espace extérieur à
quoi la réflexion aboutit a évidemment des conséquences
en architecture. La plus importante à mes yeux est de cesser de considérer
la géométrie en général et la géométrie
euclidienne en particulier comme des descriptions de la réalité,
des vérités universelles donc qui opèreraient mécaniquement
pour élaborer des formes efficientes, c’est-à-dire indépendantes
de l’esprit de celui qui perçoit. Ce ne sont que des constructions abstraites
de l’intelligence humaine et pas des vérités à propos du
monde physique. Croire le contraire conduit insensiblement à ériger
la géométrie en religion, d’où de graves erreurs. Je qualifie
ces erreurs de ‘graves’ parce que se laisser ainsi abuser aboutit immanquablement
à vouloir imposer aux autres ses vérités, simples moules
tirés de matrices nées des illusions de son propre esprit. Les
exemples ne manquent pas, de la géométrie ‘sacrée’ conçue
comme instrument d’une Église Universelle pour réaliser sur Terre
un aperçu de la Cité de Dieu, au Modulor de Le Corbusier destiné
à bâtir des cités du bonheur obligatoirement valables pour
tous en tous temps et tous lieux, en passant par toutes sortes de formes chargées
de symboles considérées par certains comme ayant une signification
universelles, en fait spatio-temporellement-culturellement estampillées,
jusqu’aux réseaux géobiologiques censés quadrillés
la Terre pour notre bien-être ou notre mal-être.
Cette mise à distance
de la géométrie n’est pas lui dénier toute utilité
en architecture. La deuxième partie de ce livre lui est d’ailleurs entièrement
consacrée parce qu’elle reste un outil intéressant, à condition
de la laisser à sa juste place et pas de l’élever au rang de vérité
et encore moins de religion.
Donc retour aux sources, la
forme en architecture devient indissociable du sujet qui la perçoit (par
tous ses sens et pas seulement par la vue) et qui se meut dedans. Les deux,
sujet et forme, doivent s’accorder. Par quoi je n’entends évidemment
pas un accord quantitatif, comme par exemple remplacer le mètre qui mesure
la forme par la longueur du pas ou l’altitude du sujet. Je parle d’un accord
profond avec son univers de perceptions et de significations. Avec ce qu’il
est. Avec ce qu’il devient aussi car il y a une dimension artistique au travail
d’élaboration des formes architecturales qui peut nous aider à
pénétrer de nouveaux territoires de nous-mêmes. C’est en
cela qu’une maison peut être à la fois source de bien-être
et support d’évolution.
Expérience:
la nuit venue, fermez bien portes et volets, éteignez toutes les lumières,
plongez sous la couette et observez. Attendez quelques minutes que les derniers
phosphènes s’éteignent et évitez de vous frotter les yeux
pour ne pas en créer de nouveaux. Que voyez-vous? "Y’a rien à
voir!" penserez-vous puisque vous êtes dans le noir complet. C’est
vrai que dans cette obscurité totale il n’y a pas de formes visibles,
pas même de traînées lumineuses. Est-ce à dire qu’il
n’y a rien à voir? Regardez mieux. N’avez-vous pas tout de même
une sensation d’espace? certes totalement vide ou plutôt totalement plein
de noir mais qui n’en possède pas moins une étendue. Il s’étend
en largeur et en hauteur. Vous pouvez même avoir l’impression que cet
espace bouge, qu’il se dilate, qu’il tourne, ou de bougez vous-même dedans.
Vous pourriez y voir surgir n’importe quelle forme. Tout ça n’est pas
rien.
La sensation d’espace existe
antérieurement à toute forme, à tout contenu de quelque
nature qu’il soit. Cela m’est apparu avec encore plus de force au cours d’un
rêve. L’image consistait seulement en une vaste étendue couleur
de ciel peint par le Mistral. Rien d’autre, pas la moindre variation de teinte
ni de luminosité, pas la moindre présence d’objets. Pourtant une
indéniable sensation d’espace, très forte même, un espace
s’étendant à l’infini, un espace véritablement tridimensionnel
dans lequel j’avançais et pas seulement bidimensionnel. De l’espace et
rien d’autre. J’ai retrouvé cette sensation à Beaubourg devant
le célèbre tableau de Klein le grand bleu (qu’il faut voir
pour de vrai pour l’apprécier et surtout pas se contenter d’une photo).
Notre espace de représentation
caractérisé par cette sensation d’étendue bi ou tridimensionnelle
existe antérieurement à toute forme. Celle-ci en revanche a besoin
d’un espace où se déployer. Avant d’être un objet de l’espace
extérieur (virtuel, abstrait), une forme est d’abord une simple partition
de cet espace primordial.
Il y a diverses de manières de délimiter visuellement des formes dans l’espace, toutes abondamment explorées par les peintres. Les deux principales consistent en contrastes de couleurs et de luminosité. Une franche différence d’intensité lumineuse dans une étendue uniformément colorée suffit pour créer une partition de l’espace, un début de forme. De même une différence de couleur sur une étendue dont tous les points rayonnent une même intensité.
Remarques:
1. Il y a cinq couleurs
primaires et non pas trois: le jaune, le rouge, le bleu, le noir, le blanc.
2. Je montre dans son
et lumière que la couleur est une expérience de l’esprit
et en aucun cas une propriété des objets du monde physique.
Une petite anecdote en passant. Je suis daltonien profond. Cela se révèle par une confusion dans la perception de certaines nuances de vert et certaines nuances de rouge. Contrairement à la croyance commune, cela ne veut pas dire que je suis incapable de me représenter le rouge et le vert. Ce sont deux couleurs que mon esprit se représente et distingue parfaitement. Le problème ne tient pas à mes facultés représentatives mais à la manière dont j’interagis visuellement avec le monde physique. C’est dans ce cas seulement que j’ai du mal à distinguer certains objets que la majorité des humains perçoivent grâce à un contraste de couleurs rouge-vert. Anecdote classique qui se répète chaque année: quelqu’un s’écrie "Regarde toutes ces cerises dans le cerisier!" et moi de répondre invariablement "Quelles cerises?" car je ne perçois aucun contraste. Ce n’est qu’en me rapprochant que je commence à distinguer les petites billes rondes des feuilles ovales qui se détachent contre le ciel.
Les contrastes de couleurs et de luminosité sont les procédés primaires de délimitation des formes (du moins pour la perception visuelle à laquelle je me limite ici). Tous les autres en dérivent. Ils consistent à construire des formes en imagination à partir de formes élémentaires perçues par contrastes. Quelques exemples très simples:
Dans ces figures, chaque ligne et chaque point naît d’un contraste noir/blanc. Pourtant, si je vous demande ce que vous voyez, vous répondrez très probablement "des carrés" et pas "une ligne brisée se refermant après trois virages à 90°", ni "7 lignes égales superposées", ni "240 petits carrés noirs". Chaque ligne et chaque point naît bien d’un contraste. Mais bizarrement ces formes élémentaires s’effacent complètement derrière la forme secondaire (qui vient en second) que l’on construit dans notre esprit. Ce processus de construction est totalement inconscient. Plus précisément il relève ce que l’on appelle l’inconscient cognitif. Observons en particulier la tendance à fermer les contours et à créer des figures connexes: les petits carrés noirs sont agrégés pour signifier un grand carré d’un seul tenant.
Observons également que nous avons dans une certaine mesure prise sur ce processus même s’il se déroule à un niveau inconscient et sans qu’on sache comment. Cela grâce aux significations que nous projetons sur le monde et ce notamment à travers le langage. Le fait d’appeler ‘carré’ la figure que dessinent les sept lignes égales superposées contribue à orienter notre perception vers la forme carrée. Si je vous disais que c’est un millefeuille, votre perception serait changée. Vous le concevriez alors comme une face d’un objet tridimensionnel, vous l’imagineriez facilement s’étirant en profondeur, vous ne seriez pas surpris de le voir sous un autre angle. Que l’image en vienne transitoirement à prendre place dans un carré virtuel pourrait même passer complètement inaperçu ou tout du moins n’être pas considéré comme essentiel. Je reviendrai sur cette faculté à projeter des significations dans le paragraphe le sens des formes. En attendant j’ajouterai que certains artistes peuvent nous aider à prendre conscience de ces déterminismes qui conditionnent nos perceptions et nous forcer à changer notre regard. Je pense à Magritte, Escher, Duchamp (et dans son sillage tout le mouvement déconstructiviste). On peut considérer que c’est de l’art ou pas, on aime ou on n’aime pas, ce sont d’autres questions…
les objets
Toute forme perçue ne révèle pas nécessairement un objet. Une ombre par exemple est bien perçue en tant que forme mais elle n’est pas considérée elle-même comme un objet (précision: en temps ordinaire dans notre culture). Disons pour faire simple que l’objet est supposé exister substanciellement dans l’espace extérieur selon une forme propre relativement permanente et pas comme un simple phénomène lumineux, qu’il est aussi supposé exister indépendamment du sujet qui le perçoit. On sait que ce n’est pas forcément vrai mais c’est bien pratique: ça permet de jouer au foot avec un ballon, de construire des maisons avec des poutres et des briques, de se régaler de cerises et de figues, de reconnaître ses amis et son chat, bref de vivre ce que l’on a à vivre sur Terre sans perdre l’esprit à penser continuellement à l’irréalité de tout ça. Même l’éveillé qui s’est pénétré de l’irréalité et de l’impermanence de toutes choses peut apprécier sans se prendre la tête le goût d’une bonne pastèque, sentir le jus qui dégouline, hum, quel délice! Restons dans ce registre pratique et gardons les considérations métaphysiques uniquement lorsque c’est indispensable. Dans ce contexte, ce qui fait l’objet c’est avant tout une certaine permanence spatiale et temporelle.
Considérons
un objet rigide. Il paraît pour nous évident que la forme perçue
change avec la position. Mais cela s’explique aisément comme un effet
de perspective d’un objet solide et permanent se mouvant dans l’espace. Sauf
exceptions, les changements de formes ne sont pas imputables à des fluctuations
de densité de l’espace lui-même ni à une élasticité
de la matière constituant l’objet. Tout le monde sait qu’un objet rigide
qui s’éloigne rapetisse forcément. S’il grossit, c’est ou bien
qu’il se rapproche, ou bien à cause d’un phénomène physique
qui engendre ce qu’on appelle justement une illusion d’optique (un mirage
par exemple).
Nous sommes tellement familiers
de ce découpage de la réalité physique en objets substantiels
que nous ne nous rendons plus compte qu’il est le résultat d’un apprentissage.
Un apprentissage si bien intégré qu’il opère à notre
insu. Il faut changer radicalement d’état de conscience ou bien regarder
les bébés pour voir à l’œuvre un mode de perception primaire
où les formes se détachent en tant que telles mais pas encore
les objets permanents.
C’est entre 6 et 12 mois que
tout se joue. À cet âge, les objets coïncident avec la perception
immédiate que l’on en a: ils n’ont aucune permanence, leurs formes et
leurs dimensions se modifient continuellement. Ces changements ne sont pas attribués
à des projections bidimensionnelles de déplacements (rapprochement,
éloignement ou rotation) dans un espace tridimensionnel. Les objets se
déforment comme s’ils étaient fait d’une substance fluide flottant
sur un espace plat parcouru de courants invisibles tirant et poussant en tous
sens. Progressivement, grâce notamment à ses prises en main de
divers objets, le bébé élabore un processus perceptif plus
complexe. Les formes changeantes deviennent des objets solides tridimensionnels
qui bougent dans un espace tridimensionnel et se projettent visuellement en
deux dimensions (ou 2D+1).
Le bébé
apprend en tenant à la main. La main tenant, c’est maintenant.
Un objet est saisi en tant que tel dans un temps en quelque sorte arrêté
par une main qui le tient, dans le maintenant d’un temps arrêté.
Le temps est une dimension non moins essentielle que l’espace à l’existence
d’un objet. Non pas un temps extérieur battu par une horloge mais celui
que nous vivons.
Si les points ou les lignes
formant ces mots se mettaient à bouger selon des trajectoires quelconques,
le texte disparaîtrait complètement. Pourraient éventuellement
naître des configurations reconnaissables, mais elles resteraient transitoires,
nées du hasard de ces mouvements aléatoires.
Si une année entière
était perçue comme ne durant qu’une seconde, un corps humain apparaîtrait
comme une forme fluctuante aux contours imprécis d’une durée de
vie d’environ une minute.
Si mille de nos années
étaient perçues comme ne durant qu’une seconde, les corps humains
n’existeraient plus, la plupart des constructions humaines n’existeraient pas
davantage sinon quelques énormes empilages de pierres.
Si un million de nos années
étaient vécues le temps d’une seconde, aucune construction humaine
n’existerait, pas d’arbres, pas de rivières non plus, seules quelques
montagnes et des objets stellaires prendraient forme.
Si un milliard de nos années
passaient en une seconde, seules quelques étoiles et galaxies prendraient
forme sous nos yeux.
Inversement, la plupart
des phénomènes durant moins de quelques centièmes de seconde
n’ont pas d’existence à nos yeux. Et pourtant d’innombrables formes existent
à ces durées infimes, comme des vortex dans l’air ou dans l’eau
que les insectes perçoivent probablement.
Certains états modifiés
de conscience produisent une telle accélération du temps que les
objets perdent leur substancialité: "La mescaline élude la
forme, jamais définitivement celle-ci ou celle-là. Vous ne voyez
pas. Vous devinez. Vous faites à la hâte (à cause de la
vitesse de passage aussi) un essai d’identification. Précipité.
Vous ne pouvez faire mieux. C’est tout de même surprenant, cette difficulté,
malgré les couleurs si fortes… Jamais (ou je me trompe fort) quelqu’un
ne vit réellement d’objets, ni de monuments dans la vision mescalinienne.
Formés de lignes ondoyantes, de points agités, espacés,
ne faisant pas un bloc, ils n’ont jamais été vus, mais ont toujours
été interprétés. C’est sur des points, des points
en mouvement qu’on a accepté de reconnaître un objet, ou des murs,
c’est sur des trames arachnéennes… moins qu’arachnéennes."
(Henri Michaux, connaissance par les gouffres, NRF-Gallimard 1967, p 20)
Bref, pour se révéler en tant qu’en qu’objet, un phénomène doit se dérouler à une dimension temporelle compatible avec le temps que nous, humains, expérimentons intérieurement. Dans ce cadre temporel, des déformations sont permises sans que l’on perde la sensation de permanence de l’objet. En fait plusieurs cas sont à distinguer:
Voilà qui nous amène à une autre façon de regarder les formes, les concevoir en tant que processus et non plus de manière statique. Nous étudierons cela dans la dernière partie.
Approchez-vous de
l’image vous avez sous les yeux. Même si votre vision se brouille, ce
n’est pas grave, vous devriez en voir suffisamment pour suivre ma démonstration.
Cette façon de grossir l’image en se rapprochant permet de constater
qu’arrive un moment où les signes disparaissent complètement et
où l’on se remet à voir simplement des lignes. Ceci met en évidence
un autre facteur fondamental qui intervient dans la délimitation des
formes, l’échelle.
Voici ce qu’écrit à
ce propos Gabriel Turkieh dans la brochure qui accompagne son DVD le relief
de l’invisible: "Mon lit avait une particularité: il était
recouvert d’un tapis persan, un de ces tapis lourds, à la maille épaisse
et aux dessins bigarrés. Un dessus de lit auquel on n’échappait
pas. Se vautrer dessus était quasiment inévitable. Et c’est là
que la myopie intervient. Dans un même mouvement je m’écroulais
sur mon lit tout en ôtant mes lunettes et me retrouvais donc le visage
écrasé contre ce tapis persan. Les myopes ont cette particularité:
sans lunettes, ils voient flou de loin, mais ils voient net de très près,
de beaucoup plus près que ceux qui ont une bonne vue. C’est notre privilège.
Le visage écrasé contre ce fameux tapis, je distinguais clairement,
juste avant de sombrer dans le sommeil, la trame épaisse entrelacée,
colorée, "faite main", de ce tapis. Et dans ma tête,
le ouistiti était à l’œuvre: pourquoi ne distingue-t-on d’une
chambre par exemple que ses tables, ses chaises, ses livres, bref les éléments
à la "bonne échelle" de nos yeux? Jamais une vue de
ses microbes, ses bactéries, et ses fourmis, la trame des rideaux et
le cheveu perdu sur le rebord d’une plinthe?"
C’est évident, un grain
de poussière n’est pas du tout le même pour un microbe qui vit
dessus, pour un insecte qui marche dessus, pour un humain qui l’aperçoit
à peine. Un objet existe en fonction de l’échelle à laquelle
le phénomène est perçu par un observateur.
On pense généralement
que la forme d’un objet physique existe en tant que telle dans un espace absolu
indépendamment du regard que l’on porte sur lui, donc indépendamment
de l’échelle. Regarder cet objet à diverses échelles reviendrait
à réaliser une homothétie avec un certain facteur d’agrandissement
ou de réduction. En fait ce n’est pas du tout le cas. La manière
de regarder crée le phénomène (au sens littéral
"ce qui apparaît"), et cette façon de regarder inclut
la résolution spatiale et temporelle. Le physicien Murray Gell-Mann parle
à ce propos d’agraindissement.
Voyons cela sur un exemple
très simple en apparence, de l’eau qui coule dans un tuyau. À
l’échelle ordinaire, nous voyons clairement le liquide couler comme un
ensemble homogène de sorte que les notions de débit et de vitesse
d’écoulement ont un sens. Vue de plus près, la notion de vitesse
d’écoulement n’a plus vraiment de sens. Le flux devient une rivière,
et comme dans une rivière, l’écoulement au centre est plus rapide
que sur les bords où des frottements provoquent un ralentissement, voire
par endroits un arrêt total. À résolution encore supérieure,
toute une série de formes surgissent, plus ou moins stables, plus ou
moins transitoires. Le tuyau qui semblait lisse à grande échelle
devient granuleux à échelle microscopique, ce qui engendre d’innombrables
tourbillons, certains visibles à la résolution temporelle ordinaire,
d’autres nécessitant une résolution temporelle beaucoup plus fine
(devenant donc apparents à nos yeux sur un film projeté au ralenti).
L’important dans tout ça est qu’on ne sait pas faire dériver la
forme macroscopique, c’est-à-dire l’écoulement à l’échelle
ordinaire, de tous ces phénomènes qui se déroulent à
échelle microscopique. Bref, la modélisation dans le cadre euclidien
atteint ses limites lors de tels changements d’échelle et il faut passer
à la géométrie fractale. Nous verrons cela dans la deuxième
partie.
Que voyez-vous?
Peut-être reconnaissez-vous
au premier coup d’œil de quoi il s’agit. Sinon, je vous dirai que cet ensemble
de taches noires sur fond blanc dessine un éléphant. Pour ceux
qui éprouveraient encore des difficultés à le voir, j’ajouterai
que la trompe se trouve à gauche et la queue à droite.
Chose importante, une fois
que vous avez vu l’éléphant, il est très difficile de percevoir
autre chose dans cette figure, comme si le mot imposait désormais la
reconnaissance de l’objet. En particulier, il est pratiquement impossible de
revenir à la perception initiale d’un simple ensemble de taches dispersées,
sauf à retourner l’image. L’effet est durable, plusieurs années,
voire ne s’efface jamais. J’ai vu cette image pour la première fois il
y a plus de quinze ans lorsque j’étudiais la perception. Depuis, je n’arrive
pas à voir autre chose que l’éléphant.
À travers notre mémoire,
nos souvenirs, nos mots, nous imposons inconsciemment à l’image de se
révéler comme représentation d’un éléphant
et pas comme un ensemble de taches. Quelqu’un qui n’a aucune idée de
ce à quoi ressemble un éléphant ne percevra évidemment
que des taches, ou bien reconnaîtra quelque objet de son univers de représentation,
comme dans un test de Rorschach. À la limite on pourrait ne voir que
des trous, ou, pourquoi pas, des déchirures de la trame spatio-temporelle
pour qui est capable de se mettre dans la peau d’une de ces créatures
de l’espace que se plaisent à imaginer les écrivains de science-fiction.
Et qu’est-ce qu’on pourrait voir surgir par l’un de ces trous? un éléphant
évidemment!
Pour des raisons qui dépassent
le cadre de ce livre, il apparaît que nous sommes ainsi faits que nous
avons tendance: d’une part à construire des significations de plus en
plus englobantes, d’autre part à projeter ces significations sur tout
ce qui nous entoure. Même si, paraphrasant Magritte, "ceci n’est
pas un éléphant", c’est indéniable, on voit un éléphant
sur le dessin ci-dessus et pas des taches. Et face à un vrai éléphant,
on le percevra comme tel et on ne s’arrêtera pas à la seule étendue
de peau grise fripée. Le langage joue un rôle important dans ce
processus de reconnaissance, mais il n’est pas seul en jeu. Il est d’ailleurs
intéressant de se demander comment les choses se passent dans la Nature
où ce facteur n’intervient pas.
Deux petits exemples suffiront à suggérer qu’au fond, s’agissant de la perception des formes, la distance n’est pas si grande entre les animaux et l’homme.
le papillon Kallima
"La partie supérieure des ailes de ce papillon est foncée et traversée de bandes rouges et bleues très visibles. Quand, dans sa position de repos, il accole ses ailes par leur face supérieure, comme on ferme un livre, l’illusion est complète: il disparaît littéralement! Non seulement la face inférieure est de la couleur des feuilles mortes, mais les nervures de la feuille sont très bien indiquées. De plus, il existe parfois des découpures irrégulières sur le bord des feuilles mortes qui sont grignotées par divers habitants de la forêt: ces découpures ne manquent pas sur le bord de l’aile; un bacille attaque parfois le limbe de la feuille en dévorant la partie médiane pour ne laisser subsister que l’épiderme supérieur transparent: ces fenêtres transparentes sont bien ici, sur l’aile du papillon... Enfin, qui n’a vu les petites taches noires et arrondies que certains champignons microscopiques font sur les feuilles mortes? Eh bien, elles y sont aussi et leurs détails sont si précis que le savant mycologue Roger Heim a pu déterminer quelle était l’espèce de champignon ainsi imitée. Et le tout n’est composé bien entendu que d’écailles de papillon. On pourrait alors admettre que la protection contre un prédateur éventuel est absolument parfaite. Mais ce n’est sans doute pas la bonne conclusion. Si aiguisée que soit la vision chez les oiseaux et les lézards qui pourraient s’intéresser au Kallima, de nombreuses expériences, répétons-le, ont néanmoins montré que la meilleure des protections consistait dans une imitation plus ou moins rudimentaire de la couleur des feuille et surtout dans l’immobilité! Le démiurge est ici allé beaucoup plus loin qu’il n’était nécessaire. Il a fait de l’art pour l’art, pourrait-on dire." (Rémy Chauvin, la biologie de l’esprit, édition du Rocher 1985, p 69)
les punaise Flatidae et la fleur corail
"Dans african
genesis, Robert Ardrey raconte cette étonnante histoire:
Au Kenya, Louis Leakey lui
montra une fleur couleur corail, composée de nombreux boutons, un peu
comme une jacinthe. En s’approchant, il réalisa que chacun de ces boutons
était en fait l’aile d’un insecte, une punaise appelée Flatidae.
À la pointe de la fleur d’insectes se trouvait un unique bourgeon vert.
En dessous étaient disposés une demi-douzaine de boutons partiellement
ouverts présentant seulement des traces de corail. Plus bas, sur le rameau,
se serrait la société des punaises Flatidae au grand complet,
toutes pourvues d’ailes de corail pur pour compléter la création
de la colonie et tromper le plus affamé des oiseaux. Ardrey se dit que
ce n’était qu’un exemple de plus de défense par imitation. Sauf
que Leakey précisa que cette fleur ‘imitée’ n’existait pas dans
la nature! Et pour montrer combien tout cela était bien organisé,
il ajouta que chaque groupe d’œufs pondus par la femelle comprenait au moins
une punaise avec des ailes vertes, pour former un bourgeon vert à la
pointe de la fleur reconstituée, et quelques unes avec des ailes de nuances
intermédiaires entre le vert et le corail, correspondant à des
boutons partiellement ouverts. Bien sûr, chacune savait son rôle
à la perfection. Louis Leakey secoua la branche pour faire s’enfuir la
colonie. Elle revint peu après. Les punaises ne se posèrent pas
dans un ordre particulier et, pendant un instant, la brindille fut animée
par les petites créatures qui se montaient les unes sur les autres dans
ce qui semblait un mouvement au hasard. Mais ce mouvement ne devait rien au
hasard. Au bout d’un moment, chaque punaise avait repris sa place, pour que
l’ensemble donne à nouveau l’illusion d’une fleur couleur corail."
(Je n’ai hélas jamais
eu le livre d’Ardrey entre les mains mais son histoire est citée par
Marilyn Ferguson dans les enfants du Verseau, Calman-Lévy 1981)
De ces deux exemples
une conclusion simple s’impose: la forme d’un être vivant a un sens pour
celui qui la conçoit et pour celui qui la perçoit.
Remarque importante: ceci n’est
valable qu’à l’échelle de perception du sujet. Imaginons un puceron
qui s’aventurerait au milieu d’une colonie de punaises Flatidae. Il est
évident que la fleur n’aurait pour lui aucune réalité.
Elle ne vient à l’existence que pour un être qui la regarde à
l’échelle appropriée, un œil d’oiseau ou un œil humain par exemple.
Que des petites punaises aient réalisé une telle œuvre capable de tromper un œil d’oiseau est un bien grand mystère. Difficile d’imaginer que les mécanismes darwiniens de mutations au hasard et de sélection naturelle aient pu créer une chose pareille. La fleur corail n’imite pas une véritable fleur mais elle ressemble tout de même à une fleur au point de nous abuser et d’abuser les oiseaux. Force est d’admettre qu’une intention est à l’œuvre qui produit une véritable création. Au stade actuel des connaissances, impossible d’en dire plus quant à ce qui projette cette intention et accomplit cette création, sinon que cela ne saurait être le dieu "hasard et nécessité" ni le "bon dieu" de certaines religions pas tant préoccupé que ça de la nature et de ce qui se passe sur Terre. Cette dimension créatrice a ceci d’intéressant qu’elle introduit une part d’arbitraire. On le voit peut-être encore mieux sur cet autre exemple montrant "l’extravagance imaginative" des membracides:
dans
la biologie de l’esprit, Rémy Chauvin éditions du Rocher 1985, p 48 |
Il faudrait être
de bien mauvaise fois pour considérer de telle excroissances comme ‘optimales’
du seul fait qu’elles sont des créations naturelles, par opposition aux
créations humaines jugées artificielles. Ces formes ne sont manifestement
pas nées de contraintes fonctionnelles ou structurelles. Elles ont leur
existence propre indépendante de telles nécessités.
Si c’est vrai dans le monde
vivant, ce doit l’être bien davantage chez l’homme qui, à
travers sa faculté de se représenter des concepts abstraits et
par le biais du langage, est véritablement un être de significations.
Comprenons-nous bien, je ne suis pas en train d’en faire un pur esprit déconnecté
de la matière; je veux dire au contraire que ces facultés contribuent
en retour à le projeter dans la réalité physique en enrichissant
(et aussi en compliquant) ses expériences. Un exemple qui pourra surprendre
mais qui illustre bien cela.
Toutes les femelles
des primates, et plus généralement des mammifères, ont
des mamelles, seule la femme a des seins. La différence? Une mamelle
est un petit réservoir qui gonfle au moment de la lactation, muni au
bout d’une tétine destinée à rentrer dans la bouche du
bébé. En-dehors de ces périodes les mamelles des femelles
ne sont pas très différentes de celles des mâles. D’ailleurs
on se demande bien pourquoi ceux-ci en ont. Mais c’est une autre histoire. Les
femmes quant à elles ont des seins. Leur forme n’est d’aucune utilité
pour remplir la fonction de lactation. Si l’on en croit des éthologues
comme Desmond Morris ce sont de purs attributs sexuels. On pourrait d’ailleurs
imaginer que les hommes en aient aussi pour exciter les femmes. Mais
voilà ils ont d’autres attributs qui excitent davantage les femmes et
seules celles-ci ont des vrais seins.
Certaines cultures valorisent
les seins pendants, d’autres les seins fermes; certains aiment les gros, d’autres
les petits… Quoiqu’il en soit, le sein est toujours un composant majeur de la
beauté féminine. Et par ‘beauté’ il faut entendre très
prosaïquement que leur vision contribue à l’excitation sexuelle
de l’homme. Bizarrement c’est une zone érogène de la femme mais
c’est l’homme qui est sexuellement excité par la seule vue. Précisons
encore que cette ‘beauté’ de la femme est traditionnellement synonyme
de fécondité. Et remarquons qu’à l’inverse les petits seins
des femmes modernes sont plutôt synonymes de libération, libération
par rapport à l’ancestrale fonction biologique de maternité. La
multiplication des cancers du sein a certainement un sens aussi mais c’est une
autre histoire…
Donc la forme d’un sein est
purement conventionnelle mais elle n’en est pas moins très efficiente,
en tout cas pour la majorité des mâles de l’espèce humaine.
Pour faire simple disons que cela tient du réflexe conditionné:
vision d’un sein => excitation sexuelle. C’est en quelque sorte un fétichisme
d’où dérivent peut-être les autres.
Comment en est-on arrivé
là, à cette co-évolution entre l’homme et la femme qui
a donné naissance aux seins? On peut évidemment se prendre la
tête à trouver des justifications analogiques, symboliques ou fonctionnelles
à leur existence. Je crois qu’on s’y perdrait. En particulier on ne saurait
se satisfaire de cette explication simpliste selon laquelle l’homme chercherait
à régresser à l’état de bébé pour
retrouver les sensations qu’il éprouvait lorsqu’il tétait. À
ce compte là: pourquoi cela vaudrait pour l’homme et pas pour la femme?
pourquoi les bébés mâles élevés au biberon
aiment aussi les seins des femmes? pourquoi les hommes prennent-ils souvent
plus de plaisir à caresser les seins des femmes (ce que ne fait jamais
bébé à ma connaissance) qu’à téter? pourquoi
peut-on aimer les seins tout en détestant l’odeur du lait? Bref, admettons-le,
leur forme est purement conventionnelle mais si bien intégrée
par les mâles et les femelles de l’espèce que la convention s’efface
derrière une très grande efficacité continuellement réactivée
par l’action. Ce qui donne au bout du compte du plaisir: jamais / parfois /
souvent / toujours (rayer les mentions inutiles).
Ajoutons que cette dimension
conventionnelle n’implique pas que l’on puisse changer à sa guise de
signification. Vous aurez beau regarder longtemps et avec intensité la
dernière phalange du petit doigt de votre bien-aimée, il est peu
probable que vous parveniez à ce que cette vision vous procure les mêmes
effets. Mais ce n’est pas impossible non plus…
Ce qui ressort de tout ça, c’est que le sens des formes est pour l’essentiel arbitraire et conventionnel. Cela se vérifie dans d’innombrables domaines de l’activité humaine:
Des goûts et
des couleurs comme on dit…
Remarquons que la plupart du
temps les gens sont tout à fait sincères lorsqu’ils jugent laide
(respectivement belle) une chose qu’auparavant ils adoraient (ou exécraient).
Notre regard change suivant l’évolution de nos convictions. Et celles-ci
résultent d’un mélange des plus complexes entre croyances individuelles,
croyances collectives, inconscient psychologique, inconscient cognitif plus
sans doute un tas d’autres facteurs nommés ou non.
Pour montrer combien cela est
subtile et joue à notre insu, citons cette étude de l’INRA qui
révèle que le facteur le plus déterminant dans le goût
du vin est, vous ne devinerez jamais, … , sa couleur: du vin blanc coloré
en rouge en vient ainsi à prendre un goût de vin rouge! (http://www.inra.fr/presse/le_gout_du_vin_dans_nos_tetes)
Citons aussi l’effet placebo en médecine par quoi notre conviction investit
une simple pilule de sucre du pouvoir de guérir. Et dans bien des cas,
ça marche, la guérison survient effectivement. De tels exemples,
que je vous invite à creuser, révèlent les interactions
profondes entre perceptions et significations, entre les sens et le sens.
Pour en revenir aux formes, retenons surtout qu’elles ne recèlent intrinsèquement aucune vérité, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas indépendantes des êtres qui les conçoivent pour ceux qui les perçoivent. Qu’un cube soit différent d’une sphère et qu’une forme régulière soit différente d’une forme informe telle qu’un nuage, c’est un fait sur lequel nous pouvons tous nous accorder sans trop de difficultés. À quelques nuances près telles que myopie, daltonisme et autres petits dysfonctionnements, nous percevons les formes de manière similaire. Cela est dû:
Jusque là
pas de problèmes. C’est lorsque nous commençons à trouver
telle forme plus agréable que l’autre, à considérer que
l’une a des effets plus bénéfiques que l’autre, et quantités
de jugements de la même veine, que l’on observe la disparition du consensus.
C’est que tout cela n’est plus qu’affaire d’arbitraire, de convention, de conviction,
lesquels renvoient à l’histoire personnelle, celle de la famille, du
pays et de toute l’espèce.
Pour qu’on ne tente pas, dans
un ultime effort pour préserver ses repères, de trouver de force
des vérités là où il n’y en a pas, je crois utile
de rappeler qu’il y a autant d’arbitraire et de convention dans les formes ‘naturelles’
des organismes vivants (étant à nouveau précisé
qu’ils sont considérés ici à l’échelle de celui
qui conçoit pour celui qui perçoit; il ne s’agit pas des formes
plus élémentaires comme celles des écailles ou des os ou
des vaisseaux, qui elles se ramènent souvent à des processus physico-chimiques
en réponse directe à des contraintes structurelles). Pour un exemple
d’une forme macroscopique végétale ou animale qui semblerait optimale
des points de vue fonctionnels et/ou structurels, on trouvera mille contre-exemples
qui n’obéissent pas aux équations forme=fonction ou forme=structure.
La question qui se pose maintenant
est de savoir ce que tout cela implique pour les formes architecturales. Leurs
effets sur les habitants sont-ils aussi dominés par l’arbitraire et le
conventionnel? ou d’autres facteurs interviennent-ils?
Considérons
un fauteuil. Tel modèle peut avoir une forme particulièrement
plaisante à l’œil (parce qu’il est design, mode, tendance comme on dit).
Bref il donne envie de s’y asseoir. Nous voilà donc dedans, et là,
catastrophe, il s’avère des plus inconfortables. Est-ce parce qu’il est
conçu pour des personnes d’une autre taille et corpulence? ou pour des
personnes dont les muscles et les articulations fonctionnent différemment?
ou encore est-il fait seulement pour décorer et pas pour se reposer?
quoiqu’il en soit on n’a pas envie d’y rester.
Il y a dans cet exemple une
incohérence entre l’appréciation visuelle de l’objet et les sensations
proprioceptives venant du corps en réaction à la posture que lui
impose le fauteuil de par sa forme.
La même question peut
être posée à propos d’une forme architecturale: quels effets
a-t-elle selon qu’elle est perçue dans notre esprit conscient par la
vue ou moins consciemment par le reste du corps?
Imaginez que, les
yeux bandés et les oreilles bouchées pour être plus sensible
aux sensations proprioceptives, l’on vous mette en présence de différentes
formes. Pour faire simple restons dans des formes régulières bien
connues, disons: un hémisphère, un cube, un cône, ou une
pyramide. Pensez-vous que vous sentirez une différence, de la même
manière que, yeux bandés et oreilles bouchées, vous ressentez
sans difficultés le confort d’un fauteuil? Je veux dire une différence
qui serait due uniquement à la forme de ces formes et pas à d’autres
facteurs tels que: la matière dont elles sont faites, l’endroit où
elles sont posées, l’influence des gens qui vous ont précédés
et qui y ont laissé leur empreinte (moléculaire aussi bien que
psychique), et bien sûr sans que s’interpose le moindre jugement a priori
sur la forme. Pour ma part je ne crois pas.
Je ne crois pas à l’effet
direct d’une forme sur un objet matériel ou un être vivant, un
effet qui serait dû à la seule forme et rien d’autre. Certains
y croient et parlent à ce propos d’onde de formes. L’exemple le
plus connu et qui a fait le tour des gens branchés "géométrie
sacrée" il y a quelques années est la pyramide. Inspirés
de la forme des pyramides égyptiennes, on trouvait même dans le
commerce des petits dispositifs censés préserver l’affûtage
des lames de rasoir et empêcher les fruits de pourrir. Cette théorie
des ondes de formes est en vogue depuis plusieurs années dans les milieux
ésotériques, débordant même sur les géobiologues.
En fait c’est plutôt un fouillis de théories. Relevons dans ce
fatras quelques points sur lesquels la plupart semblent s’accorder:
- tout ce qui a une forme émet une onde qui agit directement sur l’espace dans lequel elle se propage;
- le phénomène ne dépend pas du matériau ni de la dimension, mais il peut être sensible à l’orientation;
- ces ondes ne sont pas décelables avec des instruments classiques mais peuvent l’être au moyen d’un pendule.
Suggestion si vous
voulez en savoir plus: tapez ondes de forme dans un moteur de recherches
et voyez ce qui revient.
Cette littérature ressortit
davantage de la pseudo-science que de la science. Ceci dit, que l’approche de
ces chercheurs ne puisse être qualifiée de scientifique et que
leurs explications soient plutôt confuses n’interdit pas au phénomène
des ondes de formes d’exister. Si je persiste à ne pas y croire, c’est:
d’une part que les observations ne sont pas convaincantes, les phénomènes
relevés pouvant être dus à des tas d’autres facteurs beaucoup
plus flagrants comme ceux que l’on verra dans le paragraphe suivant; d’autre
part pour des raisons plus profondes tenant à la nature même de
l’espace et des formes dont j’ai parlé plus haut dans sa dimension phénoménologique
et dans d’autres ouvrages dans sa dimension physique (voir en particulier nos
pensées créent le monde).
Et quand bien même j’aurais
tort et eux raisons, quand bien même les ondes de formes existeraient
bel et bien, il me semble que cela ne changerait pas grand chose dans la mesure
où les autres facteurs en question ont sur les habitants des effets bien
plus forts. Un claustrophobe se sentira toujours mal dans un ascenseur, et qu’il
soit carré, circulaire, octogonal, conique ou autres n’y changera rien.
L’exemple est à dessein extrême pour suggérer l’énorme
différence d’intensité entre les divers facteurs qui interviennent.
Qu’un bâtiment produise des effets physiques sur ses habitants, c’est indéniable; que ces effets soient provoqués directement par les formes, c’est douteux ainsi qu’on vient de le voir; que la forme ait tout de même une influence, voilà qui n’est en revanche pas douteux, mais ce sont des effets indirects à travers divers phénomènes physiques. En fait ce n’est pas la forme seule qui agit, c’est la combinaison: forme + dimension + matière + couleur + implantation. Ces facteurs influencent la propagation des ondes acoustiques et électromagnétiques, le magnétisme, la distribution de température, la circulation de l’air, le taux d’humidité, toutes choses auxquelles le corps humain est sensible, plus ou moins consciemment, et qui participent à son état d’être. Ces influences s’exercent de la même manière sur les organismes de tous les êtres vivants dans et aux environs immédiats de la construction. De là, via notamment diverses molécules émises par lesdits organismes, une interaction entre tous. Selon les cas elle peut être mutuellement bénéfique ou source de disharmonie.
Revenons maintenant à la petite expérience de pensée de tout à l’heure et précisons-la. Considérons deux formes en pierres, disons une pièce cubique et un dôme, et les deux mêmes formes en toile, une tente cubique et une tente hémisphérique. Puisez dans vos souvenirs pour vous imaginer tour à tour dans chacune de ces constructions, ou faites l’expérience pour de vrai si vous en avez l’occasion (si possible les yeux bandés pour mieux ressentir avec les autres sens). Je ne risque guère de me tromper en vous disant que vous sentirez probablement une grande différence entre la pierre et la toile indépendamment de la forme, et que vous sentirez en revanche assez peu de différences, voire aucune, entre un cube et un hémisphère faits de la même matière. Probable aussi que vous sentirez bien la différence entre, disons, un petit cube et un grand. Autrement dit le matériau et la taille sont prépondérants sur la forme.
Jusqu’ici l’habitant
est statique. Commençons maintenant à le faire bouger. Il est
évident que la forme du bâtiment va conditionner sa posture et
ses déplacements. On a tous eu ce réflexe incontrôlable
de baisser la tête en voiture à l’approche d’une barrière
de parking, sachant pourtant qu’on ne risque rien. Eh bien de même nos
postures dans un bâtiment sont influencées par notre appréciation
des distances et des hauteurs. Des tas de facteurs interviennent là encore
dans cette appréciation: la forme bien sûr, mais davantage encore
la dimension ainsi que des phénomènes liés à la
décoration voire purement optiques de couleurs et de lumières.
À forme et dimensions égales, on n’a pas du tout la même
sensation d’espace dans une pièce striée verticalement que striée
horizontalement.
S’agissant maintenant des déplacements,
notons que là encore la forme globale du bâtiment est rarement
le facteur prédominant. La distribution des zones d’activités
(sommeil, toilette, repas, etc.) ainsi que le positionnement des meubles jouent
un rôle bien plus considérable.
Tout ceci peut vous
paraître bien embrouillé, un exemple de plus ne fera pas de mal.
Imaginez (et faites en l’expérience
à l’occasion, ce n’est pas difficile): vous avancez sur l’angle de deux
pans de murs qui dans une première situation fait moins de 180° et dans
une seconde plus de 180°.
Il est probable qu’en
approchant du coin vous éprouverez des sensations différentes.
Certaines ont très clairement une origine physique. Par exemple vous
n’entendrez pas tout à fait la même chose parce que les ondes acoustiques
ne sont pas réfléchies de la même manière: la première
configuration renverra un écho plus fort de vos pas que la seconde. Et
si les conditions s’y prêtent (cela dépend de la température
extérieure, de la matière des murs, des vêtements que vous
portez, de votre sensibilité…) vous pourrez même ressentir la chaleur
de votre corps renvoyée par les murs, mais dans le premier cas seulement.
Que ces sensations atteignent votre conscience ou restent subliminales, elles
vous affectent. En fonction de votre vécu, vous vous sentirez mieux dans
une situation que dans l’autre. La cause n’en sera pas des hypothétiques
ondes de formes émanées de ces objets, mais l’effet de leur forme
et de la matière qui les constitue sur la propagation des ondes acoustiques
et électromagnétiques, et ce sont ces ondes-là qui sont
perçues.
Vous pourrez ressentir ces
effets physiques que vous ayez les yeux ouverts ou fermés. Maintenant
gardez-les bien ouverts et avancez franchement sur l’angle. Il est probable
que vous vous sentirez beaucoup plus à l’aise dans la seconde situation
que dans la première. Tandis que vous avancez sur l’angle fermé,
vous anticipez facilement une restriction de vos mouvements. Plus vous approchez
du coin, plus votre liberté diminue jusqu’au point où vous ne
pouvez plus écarter les bras et où il vous est même impossible
de fuir si les circonstances l’exigeaient. Très vieux réflexe
animal de survie sans doute, vous ne vous sentez pas à l’aise du tout
acculé dans ce coin, coincé donc. Tandis que dans le second cas,
à aucun moment vous ne ressentez une entrave à votre liberté
de mouvement. C’est bien plus agréable.
Conclusion: c’est maintenant
clair, l’angle que forme les deux pans de murs n’a aucune signification en soi;
il n’en acquiert une que pour un sujet qui interagit avec via l’un de ses sens.
L’homme est un être de significations. Cela veut dire que non seulement il est apte à prendre conscience d’une signification mais qu’en plus celle-ci joue un rôle considérable pour orienter ses perceptions et ses actions, pour susciter des émotions. Appliquée à l’architecture cette idée implique que l’efficience d’une forme tient pour beaucoup à la signification qu’on lui donne. Cela se joue à des niveaux divers:
À contempler autant de points de vue, force est d’admettre que le sens que l’on donne à une forme architecturale est totalement arbitraire et conventionnel. Dans ce domaine tout est possible. Je ne parle pas ici de la possibilité de réalisation effective de toutes sortes de formes architecturales, je parle de la possibilité d’être plus ou moins bien ou plus ou moins mal dans n’importe quelle forme selon les significations que l’on projette dessus.
Je n’ai pas encore évoqué la dimension psychologique mais il va de soi qu’elle a aussi un rôle dans la construction de notre gestalt de significations en rapport à l’espace et aux formes. On connaît par exemple les extrêmes que sont la claustrophobie, l’agoraphobie et le vertige. Sans aller jusqu’à la névrose, chacun de nous a son seuil de tolérance selon l’humeur, le stress, l’effet de groupe, les événements traumatisants ou réjouissants (certains adorent l’alpinisme ou la chute libre), etc. Citons aussi en passant l’indéniable dimension phallique des tours, clochers, silos, et autres grattes ciel qui se posent en symboles de puissance.
La dimension culturelle entre aussi en compte. Par exemple chez les peuples méditerranéens le contact physique est très important dans les relations sociales, contacts entre personnes de même sexe faut-il préciser car il y a simultanément une ségrégation hommes-femmes. Chez les peuples du Nord de l’Europe et de l’Amérique, une ‘bonne’ relation exige une distance plus grande, le contact visuel et vocal prenant le pas sur l’olfactif et le tactile. Cela a des conséquences très concrètes en architecture: chez les premiers, une salle commune où se passe l’essentiel de la vie de tous est indispensable parce que la promiscuité est dans une certaine mesure une composante du bien-être; chez les seconds au contraire, la tendance est plutôt au chacun chez soi c’est-à-dire que chaque membre de la famille revendique le droit à un espace privatif, peu importe qu’il soit grand ou petit du moment qu’il puisse l’aménager à sa guise. Inversement, un architecte peut facilement susciter du malaise en imposant aux seconds de vivre dans une seule pièce et aux premiers de ne pouvoir se retrouver tous ensemble dans un même endroit.
Parvenu à
ce point, vous êtes en droit de vous plaindre que tant de mots aient été
nécessaires pour en arriver à ce qu’un simple panorama de l’histoire
et de la géographie aurait suffi à nous apprendre, à savoir
l’immense variété des formes architecturales inventées
par l’homme, toutes abondamment justifiées, toutes appréciées
ou dépréciées selon les cas. Rassurez-vous, les développements
qui précèdent sont loin d’être inutiles. En particulier
ils permettent de comprendre les raisons profondes de ce relativisme. Surtout,
ils nous assurent que, même en cherchant bien, on ne trouvera jamais un
point de vue privilégié sur les formes architecturales qui puisse
se revendiquer de la vraie vérité vraie, en particulier ni dans
la Nature ni dans la géométrie. Donc nous sommes pleinement libres
de jouer avec à notre guise.
Ceci étant, il ne faudrait
surtout pas en tirer la conclusion que, pour un individu donné, n’importe
quelle forme en vaut n’importe quelle autre. C’est une position que l’on rencontre
parfois, par exemple chez de nombreux tenants de l’architecture verte, ou bio,
ou écologique, peu importe le nom. Je caricature à peine en disant
que pour eux n’importe quelle forme convient du moment que le matériau
choisi est bon, c’est-à-dire estampillé vert ou bio ou écolo.
C’est pour cette raison que tant de maisons super-bio sont aussi super-conventionnelles,
pour ne pas dire super-moches. Un tel déni de la forme est selon moi
une erreur. C’est aussi borné que de considérer les seins de la
femme sans importance parce que leur signification est arbitraire, leurs formes
trop nombreuses, leurs effets (érotiser le mâle) sans rapport avec
leur fonction initiale (nourrir bébé). Une forme architecturale
peut être éminemment sensuelle et donner autant de plaisir que
la contemplation de seins de femmes procure à un homme ou de fesses d’hommes
à une femme (par exemple). Évidemment tout le monde n’aime pas
les mêmes formes de seins ou de fesses. Donc pareillement une forme architecturale
qui produit des effets agréables sur quelqu’un pourra ne rien produire
sur quelqu’un d’autre, voire l’effet contraire.
Finalement, loin d’être
un reniement de la forme, le "tout est possible" est au contraire
une reconnaissance de sa valeur pour l’être qui la conçoit et celui
qui la perçoit. C’est aussi la reconnaissance que cette valeur tient
pour l’essentiel aux significations projetées dessus plus ou moins consciemment.
Souvent moins que plus d’ailleurs.
Maintenant que cela est clair,
on peut commencer à jouer en conscience avec les formes architecturales.
Je dis bien ‘commencer’ parce qu’on est loin de maîtriser nos propres
processus de projection. Rappelons seulement l’effet de la couleur sur le goût
du vin. Un effet largement ignoré et sur lequel on a bien peu de prise:
difficile de trouver le même goût à ce vin bleu et à
ce vin rouge, même sachant que c’est le même vin blanc auquel on
a ajouté des colorants insipides. Il y a donc de grandes chances que
pour la plupart d’entre nous nos maisons continuent encore longtemps à
ressembler à des maisons. Il ne suffit pas de savoir que "tout est
possible" pour être capable de vivre dans des formes ‘extravagantes’,
c’est-à-dire "hors du sens commun" selon la définition
du dictionnaire. Ce n’est ni bien ni mal, c’est juste un constat, que ce qu’on
est au-dedans se reflète dans ce que l’on construit au-dehors.
Ce qui est clair aussi c’est
que la question de la forme, tout en étant très importante et
incontournable en architecture, doit être secondaire, au sens propre c’est-à-dire
venir en second. L’essentiel on l’a vu se passe d’abord au niveau du sens. C’est
par là que tout doit commencer, par des questions du genre: qu’ai-je
envie/besoin de vivre dans une maison? avec qui? comment je me relie à
la terre, aux végétaux, aux animaux, au ciel? dans quelle phase
de ma vie je me trouve: en involution, tournant mon regard en dedans, ou en
évolution, allant à la rencontre des autres? … Bref, aller à
la rencontre de l’architecture de son être intérieur avant de s’occuper
de l’architecture de sa maison. Un chemin de prise de conscience et de libération
de ses conditionnements. C’est en éclaircissant ses intentions que l’on
verra émerger des formes possibles et des formes impossibles, des formes
qui conviennent et d’autres qui conviennent moins, des formes finalement accordées
à ce que l’on a à vivre. Idem pour la structure (légère
vs. lourde), les matériaux, les ouvertures, les passages, etc. Et puis
oser se rêver plus grand qu’on ne se croit, et faire de sa maison un prolongement
de sa peau, une simple enveloppe d’eau, d’air et de lumière…
Avoir conquis le
droit de faire ce que l’on veut s’agissant des formes architecturales, c’est
bien, mais encore faut-il que cela se fasse dans le respect d’autrui. Un bâtiment
n’est pas comme un tableau que l’on garde chez soi pour ses seuls yeux et ceux
de ses proches. Il s’impose au dehors à la vue de tous. Et ce que l’un
adore, l’autre peut le détester, ce que l’un prend plaisir à regarder
peut choquer l’autre. On sait les controverses que suscitent nombre de projets
plus ou moins monumentaux. Bizarrement on sait aussi le peu de controverses
que suscitent les aménagements généralement horribles des
zones commerciales à la périphérie des villes. L’habitude
et la lassitude probablement. Quoiqu’il en soit se pose la question de savoir
dans quelle mesure l’on peut imposer cela à tous, d’autant que l’on sait
maintenant que ce n’est pas anodin. Je n’ai évidemment pas de réponse
définitive. Au mieux puis-je suggérer quelques pistes.
D’abord se souvenir que toute
construction est pour ses habitants, pas pour l’ego des commanditaires ni de
l’architecte, pas davantage pour se conformer à des habitudes ou des
normes de style désuètes.
Ensuite se souvenir qu’une
forme architecturale est double, celle perçue du dedans et celle perçue
du dehors. Dedans, chacun a la plus totale liberté de faire ce qu’il
veut, tandis que dehors, on peut se contenter si nécessaire d’un compromis
avec une façade respectant les normes (culturelles et/ou légales).
Ce qui n’interdit pas quelques fantaisies qui, avec plus ou moins de délicatesse,
peuvent aider les autres à élargir leur regard. Si l’on a davantage
de liberté, alors pas d’hésitation, surtout ne pas se brider.
Cf. la pyramide du Louvre de Peï qui a suscité tant de controverses
lors de sa construction et qui maintenant fait partie du paysage.
Enfin, ne pas croire que l’on
construit pour l’éternité ou pour laisser un héritage à
ses enfants. Nous sommes tous en continuelle évolution, du seul fait
de l’âge déjà pour ne pas parler d’un véritable cheminement
de conscience. Donc ne pas craindre qu’il faille subir une forme toute sa vie.
On peut déménager; on peut aussi concevoir des maisons évolutives
susceptibles d’être transformées, démontées et déplacées,
recyclées et reconstruites, au gré de nos envies et de nos besoins.
C’est court, je sais, mais
je ne fais ici qu’évoquer des questions qui seront approfondies dans
le troisième livre. Avant, nous avons encore du travail sur les formes
architecturales, en particulier trouver comment passer de l’imagination à
la réalisation. C’est bien beau de laisser errer sa fantaisie et de rêver
à toutes sortes de formes, encore faut-il être capable de les matérialiser.
Car l’architecture, ce n’est pas juste faire de beaux dessins, c’est les construire,
si possible dans des délais et pour un coût raisonnables, si possible
aussi en pensant à l’impact de la construction sur les autres et sur
l’ensemble de la planète. Pour cela quelques outils sont nécessaires.
La géométrie est l’un d’eux.