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On l’aura compris
à la lecture du précédent ouvrage consacré à
la genèse et au sens des formes architecturales,
ce travail sur l’architecture ne concerne pas que l’architecture. Celle-ci n’est
qu’une déclinaison particulière d’une Vision, comme sont aussi
l’agriculture, l’alimentation, la santé, les relations humaines,
etc. Une Vision, c’est simplement un ensemble de croyances signifiant ce qu’est
l’homme, ce qu’est l’univers, quelles sont leurs relations, etc. Quand
elle est largement partagée, elle s’incarne, jusqu’au point parfois de
donner naissance à des civilisations (voir les
grandes civilisations).
Le premier lieu de projection
d’une Vision est la langue, intermédiaire entre la croyance, pur concept,
pure signification, et l’action menant à la concrétisation matérielle.
Il est donc intéressant de commencer par un petit tour des termes actuels
les plus courants tournant autour de la notion d’habiter. Je me cantonnerai
au français, langue qui m’est la plus familière et langue de ces
livres, en prenant pour référence le petit Larousse.
Une majorité de termes fait référence au lieu:
habiter:
avoir sa demeure, sa résidence en tel lieu;
habitation: lieu où
l’on habite;
demeure: domicile,
lieu où l’on vit;
domicile: lieu habituel
d’habitation;
loger: avoir sa résidence
permanente ou provisoire quelque part;
logement: action de
loger;
abri: lieu où
l’on peut se mettre à couvert des intempéries, du Soleil, du
danger (remarquons le retournement de sens puisque abri vient du latin
apricari qui voulait dire se chauffer au Soleil)
résidence:
demeure habituelle dans un lieu déterminé…
D’autres termes font référence à une fonction:
fermage => ferme:
domaine rural affermé par son propriétaire à celui qui
doit le cultiver;
berger, du latin berbex,
brebis => bergerie;
atelier, de l’ancien
français astelle, éclat de bois: lieu où travaillent
des ouvriers, des artistes, etc.;
mola, meule => moulin:
machine à moudre le grain, et par extension édifice où
cette machine est installée;
foyer: lieu où
habite une famille mais qui renvoie au feu qui est fait pour cuire les aliments
et se réchauffer.
D’autres termes encore désignent l’objet:
bâtiment:
toute construction destinée à servir d’abri et à isoler;
maison: bâtiment
d’habitation, logement où l’on habite;
immeuble: grand bâtiment
à plusieurs étages (remarquons que cela renvoie aussi au lieu
dans la mesure où immeuble vient du latin immobilis signifiant
on s’en doute immobile);
cabane: petite construction
rudimentaire faite de matériaux grossiers;
tente: abri portatif
démontable que l’on dresse en plein air…
La plupart des termes
renvoient au lieu ou à la fonction socio-économique. Reflet évident
d’un mode de vie sédentaire orienté vers la survie par le travail
au sein d’une société complexe aux fonctions spécialisées.
On n’imagine pas ces termes s’appliquant à l’habitat de sociétés
de chasseurs-cueilleurs. Pas davantage à celui de la société
future esquissée dans le livre précédent
et détaillée dans vers
l’homme de demain.
Donc aucun de ces termes reflétant
une certaine conception du monde et une manière particulière de
vivre ne convient à mon propos. Idéalement, j’aimerais un seul
mot qui synthétise tout un ensemble d’idées. En attendant de l’inventer,
je propose de construire un mot composé, un peu à la manière
dont les chinois construisent leurs idéogrammes, parvenant de la sorte
à évoquer des concepts complexes à partir d’idées
plus simples. Ce sera donc: habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages,
qu’il faut considérer comme un seul terme désignant un seul objet.
Un objet unique mais qui est sous-tendu par plusieurs concepts:
Arbres et nuages signifient
d’abord l’appartenance de l’objet à Gaïa. Ces termes qui font référence
à des objets naturels pour désigner un objet modelé par
l’homme renvoient aussi à l’idée d’une transition continue
et fluide entre espace naturel et espace construit. Et puis le contraste est
intéressant entre des arbres qui désignent la structure
et qui sont forcément posés quelque part, et des nuages
qui forment la couverture et qui semblent passer, légers, tout légers.
L’évocation d’un compromis possible entre enracinement et mobilité…
Les cabanes quant à
elles renvoient à l’idée de constructions humaines de petite taille
réalisables par tout un chacun. Je m’empresse de préciser que
pour moi elles ne sont ni rudimentaires ni faites de matériaux grossiers
ni inconfortables. Il y a aussi l’idée d’objets faciles à transformer,
à démonter, à déplacer, convenant donc à
une vie changeante et ne pesant guère sur la Terre.
Quant au cocon, il ajoute
ces deux idées: celle d’une ‘sécrétion’ de l’habitant,
c’est-à-dire qu’il est véritablement une projection de lui-même,
et celle de métamorphose, où l’on retrouve donc la notion de support
d’évolution évoquée dans le livre précédent.
Enfin, le verbe habiter
a ici pour moi un sens beaucoup plus large que celui qu’on lui donne habituellement.
Il ne signifie pas seulement s’arrêter quelque part (demeurer)
ni accomplir quelque fonction particulière (à commencer par la
plus basique, s’abriter). Il désigne surtout une manière
pour l’habitant d’interagir (percevoir et agir) avec le monde physique par l’intermédiaire
de ce lieu-objet, analogue à la manière dont son esprit ‘habite’
son corps.
Ce concept unique habiter
des cabanes-cocons entre arbres et nuages récapitule un certain nombre
d’idées développées dans le livre
précédent, comme l’extension du corps de l’homme, l’appartenance
au corps de Gaïa, et le support d’évolution. Il comprend aussi d’autres
notions qui demandent à être développées avant de
passer à une réalisation concrète.
La maison a toujours
eu une fonction: au minimum protéger de … À compléter selon
le contexte climatique, géographique, historique, culturel et personnel.
Protéger donc du vent, de la pluie, de la neige, du froid, de la chaleur,
des animaux, des ennemis, du regard des autres, des esprits, et tant d’autres
choses réelles ou imaginaires. Au mieux il s’agit de créer un
espace de vie permanent (c’est-à-dire relativement à la durée
d’une vie humaine) pour un individu ou un groupe de personnes, apparentées
ou non (dans cette seconde catégorie, cf. les forts et les monastères).
En ajoutant que le sens du mot ‘vie’ lui-même est spatio-historiquement-culturellement
estampillé: on y mange ou pas, on s’y lave ou pas, hommes et femmes s’y
mélangent ou pas, de même qu’adultes et enfants, on y travaille
ou pas, etc.
Bref tout est possible. C’est
pourquoi l’habitation telle que je l’imagine n’est pas ‘fonctionnelle’ en ce
sens qu’elle n’est pas conçue pour remplir telle ou telle fonction particulière
découlant de besoins humains moulés dans un lieu et une culture
donnés. Elle sera bien évidemment amenée à remplir
les unes ou les autres de ces fonctions dans la mesure où ses habitants
sont encore des hommes ayant besoin d’un lieu où accomplir certaines
actions et aspirant à un certain degré de confort. Mais elle les
remplit de façon secondaire (venant en second) à la Vision ayant
présidé à sa conception et dont elle est en quelque sorte
une matérialisation. C’est ainsi qu’elle est extension de notre propre
corps. En tant que telle, elle doit être apte à servir à
l’accomplissement de toutes sortes de fonctions du ou des habitants. De la même
manière que notre corps permet d’accomplir toutes sortes de choses selon
les besoins, désirs, humeurs du moment: manger, marcher, courir, faire
de la musique, ne rien faire, etc. Remarquons en passant que dans les maisons
occidentales actuelles la pièce qui est la plus proche de cette polyvalence
est souvent le garage où l’on ne fait pas qu’y garer sa voiture: espace
de rangement, atelier de bricolage, atelier d’artiste, salle de répétition
musicale, salle de jeux, cuisine d’été, etc. Les aptitudes d’une
habitation telle que je la conçois sont à l’image de celles de
l’homme: nombreuses, variées et changeantes.
L’univers physique est changeant
parce que la pensée de l’homme est changeante; la pensée
de l’homme est changeante parce que l’univers physique est changeant.
De ces flux incessants et interdépendants de pensées et de matières,
l’homme est certes capable d’extraire des objets physiques ou des objets
mentaux d’apparence solide et stable, comme l’image de son corps ou le sentiment
de sa permanence, mais ce ne sont que des images arrêtées par sa
conscience qui n’arrêtent en rien les flux eux-mêmes. Comme disent
les taoïstes: la seule permanence est l’impermanence.
Vrai sans doute mais pas toujours
facile à vivre car cette impermanence permanente fait jaillir continuellement
le spectre de notre dissolution dans le néant. Alors l’on tente de figer.
L’on fige ses croyances pour figer ses pensées pour figer les perceptions
de son environnement pour exorciser cette peur d’un possible retour à
l’inexistence, se renforcer dans l’illusion de sa propre permanence, voire s’imaginer
immortel.
Remarquons que même les
nomades qui prétendent mener une vie de changement savent se maintenir
intérieurement dans une semblable fixité. Ils font ainsi de leur
nomadisme un véritable dogme, figeant les formes de leurs rites, de leurs
habits, de leurs habitations, voire de leurs habitudes en suivant toujours les
mêmes itinéraires d’une année sur l’autre. Quant aux sédentaires
qui ont choisi de se fixer, ils se justifient souvent en disant que l’homme
doit avoir des racines à l’instar des plantes qu’il cultive. Mais l’homme
est un animal, pas une plante. Il a des jambes pour se mouvoir et n’a donc que
faire de racines. À moins bien sûr de croire que des racines sont
préférables voire indispensables.
Pour moi, la souplesse d’esprit
d’un homme en route vers l’HOMME fait que ce besoin de figer les
situations n’a plus lieu d’être, que ce soient les domaines d’intérêt,
le travail, les relations, l’allégeance à un clan ou une nation,
tout comme l’habitation bien sûr. Conséquence immédiate
pour cette dernière: plus d’immobilier, rien que des meubles. Cela vaut
à plusieurs échelles spatiales:
- la maison dans son entier
est une construction modifiable-démontable-déplaçable
à volonté,
- les pièces
sont reconfigurables selon les besoins de l’instant,
- les meubles traditionnels
(placards, tables, lits, etc.) généralement immobilisés
deviennent véritablement mobiles à échelle journalière
ou saisonnière.
Remarquons que de
ce fait il n’est pas nécessaire pour concevoir une telle maison de rentrer
dans les détails de ce qu’on y fait (manger, dormir, travailler, etc.),
ni comment on le fait (manger à une table haute assis sur des chaises,
manger sur une table basse assis sur des coussins, manger par terre, ne pas
manger même…), ni encore avec qui (seul, en couple, en famille, en famille
élargie, en fratrie, etc.). C’est pourquoi mon architecture ne comportera
aucune mention de disposition de meubles, ni d’indication de fonctions des pièces
(chambre, salle à manger, cuisine, etc.), ni même de leur délimitation.
La plus grande liberté est de mise. Une seule règle donc: tout
est possible et tout est modifiable. Y compris bien sûr de figer une situation
pour la vie si c’est par là que l’on estime trouver son bonheur et son
accomplissement.
Précision
importante: si la seule permanence est bien l’impermanence, cela ne fait pas
du changement une valeur qui doive être recherchée pour elle-même.
Voyager tout le temps n’a jamais résolu le problème de celui qui
ne sait trouver son bonheur là où il est et croit que l’herbe
est toujours plus verte ailleurs; changer tout le temps de partenaire n’a jamais
résolu le problème de celui qui ne sait se trouver bien en compagnie
de lui-même; changer incessamment de travail n’a jamais résolu
le problème de celui qui ne sait que faire de sa vie.
C’est d’abord l’esprit qui
chemine, et les changements qui jalonnent l’existence deviennent alors la simple
conséquence de ses prises de conscience. Cela peut prendre la forme d’une
accumulation d’infimes mais régulière modifications, ou bien de
ruptures soudaines après de longues phases de maturation. C’est selon
ce que chacun a à vivre.
Concrètement en matière
d’habitat cela débouche sur ce que j’appelle un néo-nomadisme.
J’ai cru bon d’ajouter le préfixe néo pour souligner que
cela n’a plus rien à voir avec le nomadisme traditionnel, que ce soit
celui des pasteurs qui se déplacent de pâture en pâture,
ou celui de groupes itinérants comme les gitans. C’est un nomadisme qui
joue sur plusieurs échelles de temps: 1. journalier et saisonnier, 2.
annuel et pluriannuel, 3. transgénérationnel.
Un cas concret. Dans
notre maison de Chaudon nous pouvons prendre nos repas dans quatre lieux différents:
dans la salle à manger proprement dite, dans le salon devant la cheminée,
sur la terrasse avec vue sur les montagnes, dans la courette à l’ombre
du cerisier. Selon l’heure, la saison, la température, le vent, l’ensoleillement,
le nombre de personnes, on choisit un endroit ou un autre. Le hic c’est qu’il
y a 4 tables disposées en permanence en ces différents endroits
(et même 5 parce qu’il y en a 2 sur le balcon). Cela fait beaucoup même
si certaines ont d’autres usages: celle du salon est utilisée par Corinne
pour faire ses exercices de calligraphie, celle sous le cerisier lui sert lorsqu’elle
fait de la gravure ou de la lithographie… Du coup l’espace est bloqué
par ces présences permanentes qui ne sont jamais toutes utilisées
en même temps.
La comparaison est intéressante
avec la maison traditionnelle japonaise. Celle-ci est plus polyvalente parce
que les meubles sont véritablement des meubles en cela qu’ils restent
mobiles, alors qu’en Occident tout est fait pour les immobiliser. En fait une
pièce n’a pas de destination précise, elle en acquiert une par
les meubles qu’on y met (une table, un futon, des fleurs, un rouleau de peinture…),
toujours de manière temporaire, et elle redevient indéterminée
dès la fonction accomplie (écrire, dormir, manger…) et les meubles
remisés (on range la table, on roule le futon, on déplace le bouquet…).
Mieux, il n’y a pas toujours de ‘pièces’ en tant que telles. L’espace
dans la maison est d’un seul tenant, marqué au sol par la disposition
des tatamis, et séparé dans le plan vertical par des ‘cloisons’
(fusuma, portes coulissantes, et shoji, paravents) qui s’ouvrent
et se ferment à volonté et sont même complètement
amovibles, donnant la possibilité d’ouvrir tout l’espace intérieur
et aussi d’ouvrir toute la maison sur l’extérieur (seuls restent en vue
les piliers de soutien).
Les japonais ne sont pas les
seuls à pratiquer ce genre de nomadisme dans et autour de la maison.
Dans les pays arabes, les couchages sont disposés au gré des saisons:
dans la cour, sur la terrasse ou dans la grande pièce.
Il me semble souhaitable de
retrouver ce nomadisme journalier et saisonnier, en l’adaptant bien évidemment
aux contraintes climatiques locales et aux goûts de chacun en matière
de confort. Cela participe à l’intégration consciente dans la
vie quotidienne des cycles cosmiques et des variations climatiques. Cela s’inscrit
également dans une logique d’économie tout en préservant
certains éléments de confort. Par exemple: s’il faut de la chaleur,
pourquoi chauffer une pièce froide et ne pas plutôt s’installer
dans un endroit déjà chaud? s’il faut de la fraîcheur, pourquoi
rafraîchir une pièce chaude et ne pas plutôt s’installer
là où le Soleil n’a pas tapé toute la journée? à
quoi sert d’avoir une salle consacrée uniquement à ‘manger’ pour
le temps qu’on y passe? C’est du bon sens, que nos ancêtres avaient mais
que nous avons perdu en cherchant à tout spécialiser, y compris
les espaces de vie.
La petite comparaison
qui vient d’être faite entre une maison occidentale typique et la maison
japonaise traditionnelle suggère qu’il n’est pas si facile d’instaurer
un tel nomadisme. C’est que nos modes de vie sont solidifiés dans la
matière même de nos habitations ainsi que dans la facture de nos
meubles. Plusieurs conditions sont donc requises pour passer à une façon
de vivre plus souple, plus flexible et plus légère:
D’abord que l’habitation s’y
prête. Impossible à pratiquer dans un studio de 20 m², cuisine
et salle de bain compris, où chaque chose doit avoir une place précise,
comme dans une caravane, sinon c’est invivable. Ce n’est pas davantage praticable
dans une très grande maison disposant de pièces qui ne sont pas
interchangeables, comme un très grand séjour et plusieurs petites
chambres séparés par de gros murs porteurs.
Ensuite les meubles doivent
vraiment être mobiles, c’est-à-dire facilement déplaçables
par une personne seule sans risquer le tour de rein, et plus des objets lourds
et indéplaçables qui une fois posés deviennent de véritables
prolongements de la maçonnerie.
Enfin, réduire notablement
la quantité d’objets dont on s’entoure, l’expérience montrant
que la plupart ne servent pratiquement jamais, sinon à rassurer de leur
présence celui qui les possède.
Revenons sur ce dernier
point. Il y a plusieurs dimensions à considérer: philosophique,
psychologique et politique.
Philosophiquement, on peut
concevoir l’espace comme indissociable des objets qui le remplissent ou bien
comme existant antérieurement à tout objet. Dans le premier cas,
point de vue dominant en Occident, le ‘plein’ est en quelque sorte premier et
c’est dans ce plein de matière que l’architecte ouvre un volume vide
permettant de circuler, d’habiter. L’espace s’obtient de haute lutte en écartant,
en repoussant, la matière, comme dans un utérus, comme dans une
grotte. Donc ici le vide est souvent générateur d’angoisses, c’est
pourquoi l’on s’empresse de le combler avec toutes sortes d’objets pas toujours
très utiles sinon pour retrouver cette sensation d’un espace plein.
En Extrême-Orient au
contraire le vide est premier, l’espace existe antérieurement à
tout objet. Ceux-ci ne sont là que pour souligner cette présence
du vide originel et non pour créer l’espace.
Comme je l’ai montré
dans le livre précédent (première partie: représentation
de l’espace et sens des forme), ce second point de vue est plus proche
de notre nature profonde telle qu’elle ressort d’une réflexion épistémologique
poussée. En outre cela nous rapproche de notre potentiel créateur
puisque nous nous retrouvons face à un vide bouillonnant de tous les
possibles au lieu de nous mouler dans un espace figé. Il est plus inspirant,
par exemple pour les peintres: "Le trait tracé engendre l’espace
qui l’entoure, et il n’est plus la projection du monde, mais la projection de
celui qui peint. Fusionnent alors deux espaces imaginaires: celui extérieur
du monde, celui intérieur de l’être." (Olivier Debré,
espace pensé, espace créé, le signe progressif,
p 120, le cherche midi éditeur 1999) Précisons que cette
inspiration créatrice du vide est au moins une possibilité à
défaut d’être toujours effective. Car observons que chez beaucoup
de japonais ce vide est aussi devenu un moule qui ne stimule pas toujours la
créativité, et que chez beaucoup d’artistes et de publicitaires
occidentaux qui se réclament d’un zen mal compris il s’est carrément
vidé de toute signification. Renversement de sens qui témoigne
en passant de l’extrême souplesse de l’esprit humain. Quoiqu’il en soit,
cette vision de l’espace me semble préférable à la première.
À condition je le répète d’être bien comprise. Je
renvoie pour ça au livre précédent consacré à
la genèse et au sens des formes architecturales.
Cette dimension philosophique
se double d’une dimension psychologique. Le déblayage de tous les objets
‘inutiles’ dont on s’encombre risque de générer des angoisses
au lieu de simplifier la vie s’il ne s’accompagne pas en parallèle d’un
nettoyage des souvenirs: ce ne sont pas des pipes, c’est la collection de pipes
de grand-papa; ce ne sont pas des draps, c’est le trousseau brodé de
grand-mère; ce ne sont pas les fourchettes d’une dînette d’enfants,
c’est le service à escargots, cadeau de papa et maman… Mais combien de
fois a-t-on fumer une de ces pipes? combien de fois les a-t-on même touchées
ou regardées? combien de fois s’est-on servi des fourchettes à
escargots? La plupart de ces objets ne remplissent jamais la fonction pour laquelle
ils ont été conçus, fabriqués et achetés.
Ils ne procurent pas même un plaisir esthétique. Leur possession
et leur accumulation ne fait souvent que refléter des tas d’attachements
venant de problèmes relationnels non résolus. Attachement,
le mot dit bien ce qu’il veut dire, c’est ce qui nous retient à un passé
qui n’existe plus, nous empêche de vivre la plénitude du présent,
nous interdit de nous construire un futur plus satisfaisant. Quand l’esprit
est libéré de ces entraves, l’environnement peut redevenir simple
et la vie elle-même devient simple.
C’est toute l’idée de
la "simplicité volontaire" qui est autant une affaire psychologique
qu’économique. Psychologique d’abord car, ainsi qu’on vient de le voir,
un esprit qui n’est pas libéré ne pourra se libérer de
nombreux besoins matériels superflus, qui pour la plupart n’ont d’autre
fonction que d’exprimer un mal être. Si au contraire l’esprit est libéré,
les besoins se réduisent sans qu’il y ait le moindre effort à
faire, sans qu’il y ait la moindre sensation de manque. Paradoxalement, "simplicité
volontaire" devient synonyme de confort et d’abondance, et pas du tout
de pauvreté ni de manque.
Dans le contexte démographique,
écologique et économique actuel, ce choix est bien évidemment
un choix politique. C’est le choix d’une "décroissance soutenable"
chère à quelques rares (trop rares!) économistes. Je n’insisterai
pas, cela nous entraînerait trop loin…
Une dernière remarque
tout de même: simplicité ne veut pas dire retour à un mode
de vie de chasseur-cueilleur. C’est une simplicité relative au contexte
collectif d’aujourd’hui. Cela implique en particulier que simplicité
et technologie ne sont pas nécessairement incompatibles. Il est en effet
des cas où les nouvelles technologies contribuent à cette entreprise
d’allègement. Ainsi les CD musicaux et les films en DVD sont en train
de disparaître, un seul disque dur pouvant stocker plus de musique et
de vidéo que l’on ne peut en écouter et en regarder. Idem pour
les livres: d’ici quelques années disparaîtront les bibliothèques
qui prennent de la place et gâchent inutilement du papier; grâce
aux lecteurs à encre électronique presque tous les livres tiendront
dans un objet de la taille d’un livre de poche. Je m’en réjouis d’avance.
Les situations figées
de gens s’associant pour leur vie entière et vivant toujours au même
endroit sont vouées à ne plus être la norme. Déjà
dans les faits presque plus personne ne vit ainsi. Sauf que dans les têtes
cela reste un idéal: un(e) partenaire pour la vie dans un çam’suffit
également pour la vie. C’est donc avant tout un problème d’évolution
des attentes et pas des modes de vie eux-mêmes qui ont déjà
changé. Plus rien n’est figé, ni les relations, ni le lieu de
vie, ni le travail, ni les centres d’intérêt. Pas même l’idée
que rien n’est figé! Rien n’empêche en effet de passer sa vie avec
la même personne au même endroit à faire les mêmes
choses: cela peut aussi être évolutif pour certains. Tout est affaire
de cheminement personnel et de vécu intérieur. Une analogie me
vient avec cet art martial chinois appelé Taï-chi chuan que j’ai
pratiqué plusieurs années: que l’on soit débutant ou que
l’on ait des décennies de pratique, ce sont toujours les mêmes
mouvements que l’on répète. Sauf qu’ils ne sont pas du tout vécus
intérieurement de la même manière par le débutant
et par le maître.
Ceci étant, il est probable
que pour l’immense majorité la vie sera jalonnée de ruptures.
Et en général, quand quelque chose change, c’est tout qui est
appelé à changer parce que le véritable changement est
initié de l’intérieur et qu’il se projette au-dehors sur toutes
les facettes de l’existence. Donc nouveaux centres d’intérêt, nouvelles
relations, nouveau lieu de vie, etc.
Comme on l’a remarqué
c’est ce que vivent déjà la plupart aujourd’hui. Le paradoxe est
que dans nos sociétés qui prônent la mobilité, on
persiste à construire en dur pour durer pour des situations dont on sait
à l’avance qu’elles ne dureront pas. Combien s’endettent pour 20 ans
ou plus pour acheter trop chère la maison de leurs rêves qui sera
revendue avant 10 ans pour cause de mutation? combien font construire une maison
pour souder la famille pour voir leur bien démanteler pour cause de divorce?
combien aiment à penser que leurs enfants prendront leur suite dans cette
maison bâtie pour durer 100 ans ou plus alors que d’évidence cela
ne les intéressent pas? Il serait plus cohérent de construire
pour beaucoup moins cher une habitation adaptée aux besoins du moment
et pour une durée limitée à ce qu’on a à faire.
On en changerait un peu comme on change d’automobile pour suivre les évolutions
de la famille et du travail, pas très souvent mais chaque fois que le
besoin s’en ferait sentir.
Cette idée
de maison pas chère évoque bien sûr le projet du gouvernement
français "une maison à 100 000 euros" et ses variantes
comme "la maison à 15 euros par jour". Hélas, sur les
centaines de milliers de prévues, à peine quelques dizaines ont
vu le jour. La raison principale en est selon moi qu’on reste bloqué
sur une idée de la maison qui n’est plus adaptée aux conditions
socio-économiques ni à nos façons de vivre. Car comprenons
bien que lorsque je parle de changer de maison, il ne s’agit pas de déménager
de l’une à une autre mais bel et bien de changer la maison elle-même.
Changement de conception qui concerne d’abord les matériaux, les principes
structuraux, et les plans: c’est sûr qu’en voulant faire des cubes en
dur traditionnels qui durent on ne pourra jamais descendre en dessous d’un certain
prix. À quoi s’ajoute le prix du terrain évidemment. Donc cela
concerne aussi le droit de propriété où une évolution
est envisageable.
Aujourd’hui, une propriété
immobilière consiste en un terrain d’une part, et en la maison construite
dessus d’autre part. Ce sont les deux ensemble qui constituent la propriété,
laquelle est vendue ou louée d’un bloc. Avec d’autres principes constructifs
caractérisés par la légèreté, la mobilité,
la flexibilité, l’économie, le recyclage, on peut envisager de
disjoindre la propriété du sol de celle de la maison. De la même
manière qu’on loue un parking pour y garer n’importe quelle voiture,
il serait possible de ne louer qu’un bout de terrain sur lequel on viendrait
poser sa maison qui arriverait par camion comme les autres meubles. Cela se
pratique déjà aux États-Unis où les mobil homes
ont renouvelé en le prolongeant le concept des chariots des pionniers.
Cela se pratique dans une moindre mesure en Europe sur des sites de vacances
pour caravanes. Reconnaissons que beaucoup apprécient de retourner chaque
année au même endroit passer des vacances dans une caravane posée
sur un bout de terrain loué. Mais reconnaissons aussi que, bizarrement,
peu envisagent de faire la même chose pour leur maison principal. À
moins d’être pauvres. Car c’est là le problème, ce n’est
pas socialement respectable. Mais ce n’est qu’une affaire de croyances car pourquoi
ce qui est respectable le temps des vacances ne pourrait l’être le reste
de l’année?
Plus sérieuse est l’objection
selon laquelle c’est souvent très laid. C’est vrai que ce sont de simples
objets utilitaires, posés en dépit du bon sens sans considération
pour l’environnement et pas davantage pour les besoins profonds de l’habitant.
Pourtant des solutions existent. On en a vues quelques unes dans le livre 1
(par exemple les dômes géodésiques) et on en verra d’autres
dans la suite de ce livre.
Sérieuse aussi est l’objection
selon laquelle ce n’est pas praticable dans un contexte urbain où vivent
aujourd’hui la plupart des gens. Or là aussi des solutions existent.
Dès 1959, Frei Otto imaginait des immeubles consistant en un simple squelette,
de grandes plates-formes vides seulement pourvus de branchements pour l’eau
et l’électricité. Sur ces plateaux, chacun aurait la possibilité
de construire sa maison en faisant appel à l’architecte de son choix,
voire en la faisant lui-même. Il a fallu attendre 1987 pour qu’un tel
projet voit le jour. Il s’agit d’un éco-habitat à Berlin. Même
s’il n’a pas répondu à toutes ses attentes, seulement deux résidents
ont véritablement participé à la construction de leur habitation,
cela montre au moins que c’est possible. Avec le recul, la majorité des
habitants semblent très satisfaits de la qualité de vie qu’ils
y trouvent.
Frei
Otto lightweight construction, natural design, complete works Birkhaüser 2005, p 322 |
Un certain bon sens
n’étant pas totalement absent chez bon nombre de gens, beaucoup ressentent
plus ou moins confusément toutes ces incohérences, notamment entre
une vie pleine de changements qui ravivent de vieux instincts nomades et un
habitat dur, fixe et cher hérité de la sédentarisation.
Alors faute de pouvoir l’éliminer ils s’efforcent de s’en accommoder.
Pour preuves et pour ceux qui en ont les moyens, les autres se contentant d’en
rêver et d’investir dans la décoration de leur automobile: l’explosion
des résidences secondaires et des voyages touristiques pour changer d’air
dès qu’on peut, le succès qui ne se dément pas des camping-cars
et autres mobil homes.
Sauf que non seulement cela
ne résout pas le problème de fond mais cela en fait surgir de
nouveaux:
- certains
en arrivent à posséder 2, 3 voire plus de maisons quand beaucoup
n’en ont même pas une de décente;
- les voyages dans tous
les sens d’un lieu de villégiature à un autre, que ce soit en
auto ou pire en avion, génèrent énormément de
pollution, sans parler du stress que ces séjours hors de chez soi sont
censés réduire;
- les camping-cars et
les maisons mobiles (qui, notons-le, sont très souvent immobilisées
ad vitam aeternam) ne peuvent être considérés comme de
l’architecture, encore moins de l’architecture intégrée à
l’environnement et support d’évolution pour leurs habitants.
Tout ça pour dire que le désir de nomadisme probablement hérité de nos lointains ancêtres du paléolithique est toujours présent et actif, ravivé par la vie actuelle (tout comme d’ailleurs le désir de se fixer, s’enraciner, venu lui de nos ancêtres plus proches du néolithique, on n’est plus à une contradiction près!). Mais les manières actuelles de l’assouvir ne sont pas vraiment satisfaisantes: multiplication de maisons en dur, explosion des déplacements, beaucoup de pollution, de soucis financiers, et pas forcément beaucoup de bien-être, sinon, parfois, la satisfaction d’avoir eu une coupure dans le train-train quotidien. Ne parlons pas des vrais nomades que tous les états de la planète s’efforcent de sédentariser.
Bref, tout ceci n’est
pas du néo-nomadisme annuel ou pluriannuel tel que je le conçois.
L’idée fondamentale pour moi est que si l’on doit quitter un endroit,
c’est que ce qu’on avait à y faire est accompli (on sait infailliblement
au fond de soi quand ce moment arrive) et qu’on a désormais autre chose
à vivre ailleurs pour continuer de s’accomplir (on ne sait pas toujours
quoi, c’est alors en se remettant en route qu’on le découvrira).
La prolongeant, il y a cette
autre idée qu’en quittant un lieu on laisse de la beauté et du
bien-être tant qu’on veut, mais le moins possible de détritus et
de cicatrices.
Et prolongeant à son
tour celle-ci, voici l’idée que ce qui a servi d’habitation puisse être
déplacée. Non pour refaire exactement la même (comme on
déplace une caravane ou une tente de camping) parce qu’on n’est plus
le même, le site non plus, et qu’on a autre chose à vivre. Donc
reconstruire une habitation appropriée à la nouvelle situation
mais en réutilisant au maximum ce qui a déjà servi. L’occasion
de dire quelques mots à propos de durabilité.
Posons le décor:
"La construction d’habitats engloutit un sixième des ressources
mondiales en eau douce, un quart de la production de bois et deux cinquièmes
des combustibles fossiles et des produits manufacturés." (James
Wines, l’architecture verte, Taschen 2000, p 9)
De là une légitime
préoccupation à faire plus écologique. Le terme à
la mode aujourd’hui dans ce domaine est développement durable,
peut-être parce qu’il est moins connoté politiquement. Le problème
est qu’il y a des tas de manières différentes d’interpréter
cette notion:
Dans une première acceptation
durable est synonyme de longévité. Par exemple un
bâtiment peut être durable parce qu’il est fait en un matériau
qui dure comme la pierre. Paradoxalement, il peut aussi être durable parce
que fait avec des matériaux qui ne durent pas mais qu’il est périodiquement
reconstruit à l’identique. Ainsi dans un Japon soumis régulièrement
aux tremblements de terre, aux typhons, et où le principal matériau
de construction était traditionnellement le bois, prédisposé
aux incendies, de nombreux temples multiséculaires que l’on contemple
aujourd’hui ont en fait été reconstruits plusieurs fois à
l’identique.
Plus récemment la notion
de durabilité s’est étendue à la préservation des
ressources de la planète. Dans ces conditions est durable un matériau
qui est renouvelable voire biodégradable. Et ce qui ne l’est pas, on
s’efforce de le faire durer par le recyclage (verre, métaux, papier,
plastiques, etc.) ou la réutilisation (démontage et remontage).
Ce n’est pas toujours évident. Une maison en bois montée avec
des milliers de clous est pratiquement impossible à démonter.
Ou des matériaux recyclables comme l’acier sont difficilement récupérables
lorsqu’ils sont noyés dans du béton.
Bref, il n’y a pas une religion
unique du ‘durable’. Tout dépend encore une fois du point de vue: que
veut-on faire durer?
Personnellement, je ne veux
pas de bâtiments conçus pour durer une éternité.
D’ailleurs même les pyramides ‘éternelles’ finiront rongées
par les tempêtes de sable.
Mais je ne veux pas non plus
passer ma vie à des travaux de réparation parce que les matériaux
employés ne ‘durent’ pas suffisamment. Les tentes et huttes traditionnelles
sont peut-être très écologiques mais elles se dégradent
très vite. Ce qui n’est pas forcément gênant dans certains
contextes climatiques le devient dans un climat tempéré, ‘tempéré’
voulant dire en fait qu’on subit une grande diversité d’extrêmes:
orages, vents violents, grêle, neige, sécheresse, Soleil, gel…
Pour résumer ma position
je dirai une fois encore que tout est possible: biodégradable, recyclable,
réutilisable, indestructible… Ce n’est qu’une affaire de compromis car
quel que soit le choix ce ne sera jamais que cela, un compromis entre d’innombrables
paramètres, sachant en outre qu’il est forcément provisoire et
limité (par exemple ce qui est acceptable à un moment donné
pour 10 réalisations peut ne plus l’être pour 100 000). Donc
une légitime préoccupation à garder à l’esprit mais
à considérer au cas par cas.
À une époque
où l’écart se creuse entre géniteurs d’un côté
et parents de l’autre, où un enfant peut connaître dans sa vie
plusieurs pères ou plusieurs mères, où la vie qu’il vivra
sera très différente de celle de ses parents, dans la mesure aussi
où ces évolutions me semblent souhaitables parce qu’elles participent
au dépassement de la cellule familiale réduite et les innombrables
problèmes qui vont avec, l’idée de transmettre un patrimoine bâti
à sa descendance devient de plus en plus ridicule. Nous voici de plain
pied dans le néo-nomadisme transgénérationnel: les enfants
ne souhaitent pas habiter dans la maison de leurs parents.
Ce chacun chez soi n’est pas
sans soulever de nouveaux problèmes. D’une part l’isolement. D’autre
part la multiplication d’espace habitables qui ne sont pas toujours habités
(par exemple un enfant de parents divorcés a souvent une chambre chez
l’un et chez l’autre).
Je n’ai évidemment pas
de solution toute faite. Je me contente de soulever le problème pour
signaler qu’il est présent dans ma réflexion même si j’insiste
surtout sur d’autres aspects de l’évolution individuelle et collective.
Mon projet d’habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages peut être
une réponse à ce problème. Ou du moins, telle qu’il se
présente pour le moment à mon esprit, je le crois suffisamment
flexible pour que chacun puisse l’adapter à sa situation.
Artificiel:
produit par une technique humaine et non par la Nature (Petit Larousse). Il
n’y a aucun doute quant au caractère artificiel d’une maison. Même
si c’est une simple hutte de branchages, il s’agit d’un objet de facture humaine
ayant une finalité et un sens pour lui seul.
Et dehors, à l’extérieur
de la maison, comment caractériser le milieu où elle est posée?
Cela dépend: villes, jardins et champs sont d’évidence aussi artificiels
qu’elle, de même que la plupart des forêts avec leurs alignements
parfaits. Est-ce à dire que l’opposition milieu naturel / milieu
artificiel n’a plus de raison d’être? N’y a-t-il pas tout de même
des lieux de pure Nature libres de toute présence humaine voire échappant
à son influence?
Il y a six ans, après
une existence passée pour l’essentiel en ville, nous sommes venus nous
installer dans un coin de Nature sauvage au cœur des Alpes de Haute Provence.
Du moins la croyais-je sauvage. Il ne m’a pas fallu longtemps pour découvrir
une forte et ancienne présence humaine: partout des ruines et des restanques
(murets de pierres retenant la terre) plus ou moins écroulées
et envahies par la végétation. Quelle végétation?
ronces, prunelliers, genêts et églantiers surtout, plantes de reconquête
qui colonisent les champs abandonnés; et puis de vastes pinèdes
résultant d’une politique de reboisements massifs au siècle dernier
pour contrer les dégâts du surpâturage; tout récemment
des palmiers et des oliviers ont été plantés qui semblent
supporter les 1000 mètres d’altitude, chose impensable il y a trente
ans où les hivers ici étaient beaucoup plus rudes.
La faune elle-même n’est
pas si sauvage que je le croyais: les centaines de mouflons qui habitent ces
montagnes descendent de quelques couples introduits il y a quelques dizaines
d’années; les sangliers, qui prolifèrent aussi et ne craignent
pas de s’approcher toujours plus près des maisons, sont nés de
croisements entre cochons domestiques et sangliers sauvages.
Bref, cette Nature qui semblent
sauvage aux yeux d’un citadin qui débarque de sa ville est pour l’essentiel
le résultat d’actions humaines voulues ou non. En caricaturant à
peine on pourrait dire que, par exemple, un arbre existe: soit parce qu’il a
été planté par l’homme, soit parce qu’il a décidé
de ne pas le couper, soit parce qu’il a créé non intentionnellement
des conditions qui lui ont permis de pousser là (transport de graines,
changements écologiques, etc.). On pourrait dire à peu près
la même chose de la faune et de la flore partout sur la planète.
De l’Arctique à l’Antarctique en passant par l’Équateur et les
Tropiques, il n’est pratiquement plus aucun endroit qui échappe à
l’influence de l’homme.
Cette anthropisation
de plus en plus marquée des milieux naturels pose question en architecture
aussi dans la mesure où l’origine même de la maison est dans le
besoin pour l’homme de s’extraire en quelque sorte de la Nature pour
se protéger de ses excès. Ce n’était pas le seul choix
possible mais c’est celui qui a été fait par la majorité
il y a quelque 10 000 ans (voir livre 2 les réflexions sur
le passage du paléolithique au néolithique). On en vit aujourd’hui
l’aboutissement avec la disparition quasi totale des forêts primaires,
les campagnes recouvertes de champs, de serres et de bâtiments d’élevage
industriel, les développements tentaculaires des villes, jusqu’aux bords
de mer et aux montagnes qui sont goudronnés, bétonnés voire
remodelés pour le bon plaisir des touristes.
On en voit aussi l’aboutissement
dans ce que devient la maison: un lieu clos qui isole toujours davantage, qui
lisse les variations climatiques (cf. les excès de chauffage en hiver
et de climatisation en été), enferme l’habitant dans son petit
espace confiné (à tel point que l’air à l’intérieur
des maisons est souvent plus vicié qu’à l’extérieur, y
compris dans les villes), prétend interdire l’entrée aux voleurs,
aux microbes (sans succès hélas, on constate par exemple des épidémies
de légionellose y compris dans les hôpitaux modernes les mieux
conçus), aux démarcheurs, aux chiens, aux enfants (sans rire,
des résidences de ce genre ont de plus en plus de succès aux États-Unis)…
Et pour couronner le tout, vive le gazon artificiel: il n’attire pas les insectes
et ne réclame aucun entretien!
Ceux qui ne partagent pas cette
conception du bonheur rêvent d’un retour à une vie fusionnelle
avec la Nature: une petite cabane au milieu de la forêt, ou, pour les
plus fortunés et ceux qui ne souhaitent rien concéder en matière
de confort, quelque chose comme la maison à la cascade de Frank Lloyd
Wright (photo dans le livre 2 troisième
partie).
Hélas la vision romantique
d’une Nature vierge a fait long feu comme on vient de le voir. Il faudrait que
notre espèce réduise notablement et durablement son nombre et
son activité pour que la Nature ait l’occasion de se libérer de
son influence. Ce n’est pas près d’advenir à voir l’orientation
que prennent tous les pays du monde en matière de politique, d’économie,
d’agriculture, de démographie.
Donc entre l’homme et
la Nature un jeu de relations réciproques s’est instauré depuis
quelques millénaires qui est appelé à durer encore quelques
temps. Car c’est bien de cela qu’il s’agit à mes yeux, un jeu, un jeu
de miroir par quoi l’un et l’autre se révèlent. La Nature n’est
ni gentille ni méchante mais elle a indéniablement ses excès;
l’homme n’est pas toujours mal intentionné lorsque ses actions
finissent par prendre un tour catastrophique. Les deux sont aussi immatures
et les deux se révèlent à travers cette co-évolution.
Comme dans un couple, toutes les expériences sont prétextes à
des prises de conscience, y compris les crises. Et si l’on ne comprend pas?
c’est simple, la situation se représentera, et se représentera
encore, chaque fois un peu plus forte, jusqu’à ce que l’on se fasse si
mal que l’on s’oblige enfin à prendre du recul pour contempler les croyances
limitantes à l’origine de ces expériences insatisfaisantes, puis
les changer. De la co-évolution l’on passe à la co-création.
Voilà ce qui se joue depuis des millénaires entre l’homme
et Gaïa, voilà ce dont on commence à prendre conscience.
Alors pour en revenir
au sujet de ce livre:
- une maison n’est pas
une émanation de la Nature grâce à quoi l’homme fusionne
avec elle; l’expérience fusionnelle, il l’a déjà vécue
il y a quelques dizaines de milliers d’années et pour ça il n’avait
surtout pas besoin de maisons;
- une maison n’est pas
davantage un objet complètement artificiel censé garantir à
l’habitant un isolement totale des influences extérieures.
La maison est l’un de ces nombreux
prétextes pour, entre l’homme et Gaïa, jouer des jeux de
co-évolution et de co-création. Comme développé
dans le livre 2 quatrième partie, elle
est à la fois une extension du corps de l’homme et elle appartient
au corps de Gaïa. Cela fait d’elle une sorte de filtre bidirectionnel,
de l’univers vers l’habitant et de l’habitant vers l’univers, un émetteur-récepteur-amplificateur
de rêves d’évolution et de création. Bref: elle n’isole
pas, elle relie et nourrit le corps et l’esprit.
Précision importante:
ce n’est pas qu’un rôle symbolique, c’est sa nature même inscrite
dans son corps, en particulier sa morphologie et sa physiologie comme expliqué
dans le livre précédent.
Entre la maison entièrement
faite de sa main, et la Nature, que l’homme influence certes mais ne
contrôle pas et la crée encore moins, s’étagent des plans
intermédiaires. Le jardin en particulier, qu’il façonne intentionnellement
sans en être vraiment le maître (le jardinier a le pouvoir d’arracher
ce qui ne lui plait pas et de planter ce qui lui plait mais il n’a pas celui
de faire pousser les plantes, encore moins de les créer, tout au plus
orienter et réarranger ce que la Nature met à disposition).
Les conceptions abondent: du
jardins persan, lieu clos de délices fleuris et parfumés, fait
pour donner à entrevoir le paradis céleste, au jardin zen supposé
ouvrir la porte de l’esprit à son impermanence et son infinitude; du
jardin chinois, un bout de Nature sauvage rapporté quasiment à
l’intérieur de la maison, au jardin classique à la française
ordonné selon les règle de la géométrie et hiérarchisé
comme la société, en passant par le jardin anglais conçu
comme un grand tableau romantique…
le
banquet des lettrés dans le jardin |
jardin
de Kaisan-do à Kyoto |
the
garden of cosmic speculations |
Par-delà ces
conceptions savantes réservées en général à
une élite cultivée et/ou fortunée, domine une majorité
de réalisations plus terre à terre. Deux principes semblent à
l’œuvre dans ces dernières: 1. maison et jardin constituent deux
espaces séparés (d’ailleurs il arrive souvent que le jardin ne
soit pas situé aux alentours immédiats de la maison mais à
quelque distance); 2. qu’il soit géométriquement organisé
ou non, il révèle le désir profond de maîtriser la
Nature. Qu’observe-t-on en effet dans ces millions de jardins partout sur la
planète? on ne veut pas de certaines herbes qualifiées de ‘folles’
ni de certains insectes considérés comme ‘nuisibles’; on veut
du gazon bien tondu, des haies taillées à bonne hauteur, des parterres
de fleurs confinés dans leurs limites; des rangées de légumes
bien alignées; bref on veut se fabriquer un petit univers laborieusement
arrangé qui donne à peine l’illusion de la Nature. Les moins disposés
au jardinage peuvent même se contenter de gazon synthétique et
de fleurs artificielles.
On se doute que là ne
va pas ma préférence. Mon goût penche vers le jardin savant
extrême-oriental. Bien que là encore entièrement arrangé
de main d’homme, il se veut une portion de Nature sauvage rapportée
au cœur même de l’habitation. D’ailleurs tout est fait pour que les deux
s’imbriquent: de larges ouvertures et des lieux d’observation sont prévus
dans la maison, de sorte que le spectacle de la Nature entre à l’intérieur
et que l’habitant qui n’est pas paysan se reconnecte par la contemplation aux
autres êtres vivants ainsi qu’aux rythmes cosmiques. Ce ne sont pas deux
lieux, c’est un seul et même. Autre précision importante: ce ne
sont pas seulement des plantes qui se laissent respirer et se donnent à
contempler, c’est tout un paysage qui est reproduit, modèle réduit
de la Nature entière dont la beauté réside justement dans
la sauvagerie.
Si la finalité de ce
jardin me plait, c’est moins le cas des moyens employés pour l’atteindre.
Que de travail de formation et d’entretien pour donner l’illusion d’un paysage
sauvage! Sans parler de certaines techniques qui ne me plaisent pas du tout
comme la bonzaïfication. Ce n’est pas par sensiblerie car je ne crois pas
que les arbres souffrent lors de la taille de leurs racines et de leurs branches.
C’est plus que mon esprit épris de liberté rechigne à contraindre
des êtres vivants de la sorte.
Au fond, ce que j’aimerais,
c’est, autour de la maison, un paysage réellement ‘sauvage’ au sens où
il s’entretiendrait tout seul sans que j’ai à intervenir. Mais en même
temps je ne voudrais pas d’un fouillis disgracieux et infranchissable. Je vois
bien autour de chez moi combien la Nature est puissante pour reconquérir
des terres à l’abandon. Mais il faut reconnaître que dans les premiers
temps de cette recolonisation le résultat n’est pas très agréable
pour l’être humain. Il n’y a guère que la pioche pour mettre fin
à la prolifération des ronces, des églantiers et des prunelliers.
C’est un excellent exercice pour le corps, moins coûteux que d’aller soulever
des poids dans une salle de gymnastique, mais ce n’est pas mon idéal
des relations avec Gaïa.
Comment faire pour obtenir
un résultat satisfaisant en laissant-faire au maximum? En revenir au
jeu avec les plantes et les animaux. Je n’en dirai pas davantage car cette idée
d’un jeu de co-création entre l’homme et Gaïa a été
largement développée dans de
l’agriculture à la co-science. C’est une synthèse de trois
approches qui ont fait leurs preuves séparément: la permaculture
de Bill Mollison, l’agriculture naturelle de Masanobu Fukuoka, et le dialogue
avec l’esprit des plantes et des animaux redécouvert à Findhorn
par Peter et Eileen Caddy avec l’aide de Dorothy MacLean.
Dans les paragraphes
précédents, on a vu se dissoudre les frontières entre milieu
naturel et milieu artificiel. Du coup la Nature n’apparaît pas si différente
de la maison qui n’est pas si différente de la Nature. La Nature est
dans la maison tout autant que la maison appartient au corps de Gaïa. Ce
qui compte désormais n’est pas de savoir si l’on est dedans ou dehors,
dans un lieu naturel ou artificiel; c’est comment l’on se relie à la
Nature pour y voir son reflet et trouver qui l’on est vraiment; ce qui compte
c’est donc vers quoi est tournée l’attention. La polysémie du
français permet d’opérer cette réorientation du sens (et
des sens) en gardant les mêmes termes intérieur et extérieur.
D’après le Petit Larousse:
intérieur: 1. Qui est
au-dedans, dans l’espace compris entre les limites de quelque chose. 2. Qui
se rapporte à l’esprit, à la vie morale, psychologique de l’homme…
extérieur: 1. Qui est
en dehors d’un lieu donné. 2. Qui n’appartient pas quelque chose, étranger.
3. Qui existe en dehors de l’individu.
L’intérieur, c’est maintenant
ce qui se déroule au-dedans de notre esprit, et l’extérieur ce
qui semble provenir du dehors (je dis ‘semble’ suite à l’étude
sur la perception de l’espace faite dans le livre 2
première partie).
Ceci posé,
reprenons la promenade autour de chez moi: nous marchons dans la forêt
de pins noirs et de chênes pubescents que se sont appropriés sangliers
et chevreuils; nous traversons des champs abandonnés envahis d’une végétation
hirsute où paissent au printemps des mouflons et l’été
des moutons; nous voici dans le jardin avec sa vigne, son figuier, son cerisier,
son olivier, ses lavandes, ses romarins, ses rosiers…; quelques marches d’escalier
et nous sommes dans la maison, directement dans le séjour avec toutes
ses fenêtres sans rideaux à travers quoi se donnent à voir
les montagnes environnantes, le ciel bleu et le Soleil; mon corps après
cette promenade demande un peu de repos: allongé sur le lit je me promène
dans des tableaux choisis de Corinne accrochés aux murs (http://www.terracolorosa.com),
l’esprit laissé à errer, je contemple les pensées les plus
intimes qui surgissent…
Tandis que le corps passe d’espaces
peu voire pas aménagés à des espaces qui le sont complètement,
l’esprit se tourne davantage sur lui-même. Retournement facilité
par le fait d’être dans un espace si proche qu’il est quasiment vécu
comme un prolongement de soi. Cela reste un espace extérieur au sens
où il est en dehors de son propre corps mais il est tellement proche
de soi, tellement reflet de soi-même par tout ce qu’on y a mis, quasiment
une sécrétion de soi, que l’on s’y sent comme à l’intérieur
de soi, à se contempler dans son intimité. C’est en cela que la
maison que je conçois ici est aussi un cocon.
Une précision
est nécessaire. Ce que j’entends ici par ‘cocon’ est plus proche de la
notion qu’en ont les entomologistes que du sens dérivé qu’il a
pris en sociologie depuis quelques années. Il en est venu à désigner
un espace protecteur, synonyme donc plutôt de coquille, avec à
l’extrême des dérives telles que le cocooning, c’est-à-dire
la recherche d’un confort douillet.
Ce n’est pas du tout de cela
qu’il s’agit ici. Pour revenir au sens premier, un cocon c’est: "une enveloppe
abritant une phase immobile de la vie de certains animaux". Par exemple
la chrysalide des lépidoptères, stade intermédiaire entre
la chenille et le papillon. Il est vrai qu’en rentrant dans son cocon la chenille
s’isole. Mais il faut bien comprendre que cet isolement est surtout un repli
nécessaire sur elle-même car quand on voit de quoi est fait le
cocon, un long et mince fil de soie entortillé, on devine qu’il ne protège
pas de grand chose. Ce repli signifie une dissolution de son corps (la lyse),
et simultanément le surgissement d’un désir profondément
inscrit en elle de se réincarner en papillon. De même, la dimension
‘cocon’ de la maison n’est pas faite pour isoler l’habitant mais pour l’aider
à se relier en conscience aux puissantes forces transformatrices qui
traversent l’univers, l’aider à révéler ses rêves
d’un nouvel homme et l’incarner.
Je le répète,
habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages ce n’est pas s’isoler.
C’est, selon les besoins et désirs du moment, se laisser traverser par
des sensations venues du dehors, ou être pleinement présent à
son corps, ou tourner son regard intérieur vers des rêves et des
intuitions créatrices jaillies de profondeurs mystérieuses. Une
telle habitation est transparente à tout, se contentant d’opérer
quelques filtrages pour le bien-être de ses habitants (humains et non).
Elle offre des lieux et des chemins qui permettent de tourner son regard davantage
en dedans ou au dehors. Il y a des espaces non aménagés, ou si
peu, d’autres qui le sont entièrement, d’autres encore qui le sont tout
en donnant l’impression de ne pas l’être; il y a des points de vue isolés
et d’autres simultanés sur les uns et les autres. Bref, c’est un jeu
de présence consciente tout de fluidité pour nous trouver nous-mêmes
au cœur de l’univers et trouver l’univers au cœur de nous-mêmes. Habiter
devient une expérience spirituelle et métaphysique. Mais attention,
ce cheminement entre intérieur et intérieur n’a rien de commun
avec les anciens temples où seul les initiés du dernier degré
accédaient à la chambre intérieure secrète après
un parcours labyrinthique. Ici tout est potentiellement ouvert sur tout. Comme
dans un jardin zen, il suffit d’ouvrir les yeux, ou les fermer, et savoir regarder.
Ces dernières
phrases sur la dimension spirituelle de l’art d’habiter ne doivent pas être
prises pour simple envolée lyrique ni pur exercice conceptuel. Même
si cela semble éloigné de ce que l’on attend de l’habitation,
cela ne la rend pas moins concrète. On verra plus loin comment elle peut
incarner toutes ces facettes.
En poussant ainsi les choses
à l’extrême je veux rappeler que changer (ici la manière
d’habiter) c’est d’abord renouveler sa Vision. Je le répète, ma
recherche en architecture ne vise pas seulement à trouver des nouvelles
formes et des nouveaux procédés constructifs, mais à incarner
une nouvelle Vision. De cette Vision découlent une nouvelle façon
d’envisager l’existence terrestre, de nouvelles relations avec tout-ce-qui-vit,
un nouveau rapport à l’espace, une nouvelle manière d’habiter,
et au bout du compte un nouveau bâtiment. La Vision change et c’est tout
qui change.
Ceci étant, une fois
celui-ci posé dans la matière, libre à chacun d’y vivre
comme bon lui semble: on voit bien des caravanes et des mobil homes rendus définitivement
immobiles. Libre aussi à chacun de ne pas partager ladite Vision qui
a présidé à son élaboration: certains habitent bien
aujourd’hui des chapelles, des presbytères, des monastères ou
des châteaux forts sans être curés, moines ou chevaliers.
Elle en est néanmoins la source. C’est pourquoi ces détours me
sont indispensables et que je ne puis me contenter de simplement poser mon bâtiment
même s’il commence à exister en moi. Je l’ai même vu en rêve
il y a quelques jours: c’était très beau ces nuages bleutés
posés sur le sol quasiment sans poids…
La maison commence à prendre vie dans mon imagination. Pour que vous la sentiez mieux avant que je la précise davantage et lui donne forme matérielle, un petit récapitulatif des principales lignes directrices:
tout est meuble
À commencer bien sûr
par le mobilier qui redevient véritablement mobile. Conséquence:
c’est sa présence qui définit la fonction d’une pièce.
Pièces qui sont elles-mêmes
des meubles, c’est-à-dire qu’elles sont reconfigurables et/ou déplaçables.
Il y a deux manières de concevoir cette mobilité. La première
consiste, à la japonaise, à déplacer des cloisons dans
une maison construite comme une seule grande pièce. L’autre consiste
à concevoir les pièces elles-mêmes comme des objets suffisamment
légers pour pouvoir être facilement déplacées dans
le cadre d’un vaste espace couvert, voire en-dehors si les conditions climatiques
du moment s’y prêtent.
Cette seconde solution a ma
préférence. Ce sont ce que j’ai appelé les cabanes-cocons,
destinées à prendre place dans le vaste espace entre arbres
et nuages. Cet espace, c’est un peu une grande cour couverte, hors d’eau,
mais qui peut être aussi complètement fermée pour être
mise hors d’air. Une construction adaptable donc. Plus, une construction mobile.
Pas d’un seul bloc comme l’est un mobil home. Plutôt démontable
et remontable comme une grande tente de cirque (un petit cirque tout de même).
Avec cette différence importante qu’on peut lui faire subir des modifications
à chaque remontage. Il est évident que cela demande plus de temps
et d’efforts que de déplacer une pièce ou un lit. Ce n’est pas
une chose que l’on fait tous les jours ni même tous les mois. Cela participe
plutôt du néo-nomadisme annuel ou pluriannuel. Conséquence:
un principe de construction léger s’impose.
cheminement entre
intérieur et extérieur
Ce n’est pas tant le cheminement
physique ou contemplatif entre espaces naturels extérieurs et espaces
artificiels intérieurs qui compte ici que le cheminement de l’attention
entre l’intérieur de soi et l’extérieur. L’habitation facilite
cela en offrant une diversité de points de vue, certains sur le ciel
ou des paysages lointains, d’autres sur des espaces proches aménagés,
d’autres où les catégories se brouillent avec par exemple un ruisseau
qui coule entre les arbres ou de vrais arbres qui percent entre les nuages
(à partir d’ici ces termes en italique font référence à
la structure de la maison, structure porteuse pour les arbres et couverture
pour les nuages, et sans italiques reprennent leur sens habituel). Enfin
il y a le cocon où chacun se retrouve face à soi-même.
l’habitant maître
d’œuvre
Dans la mesure où l’habitation
est conçue comme une extension du corps de l’habitant pour être
un support d’évolution, un cocon de métamorphose, il est évident
qu’il doit en être le maître d’œuvre. Il doit participer un minimum
à la conception et à la construction, l’idéal étant
d’ailleurs que les deux ne fassent qu’un en jaillissant du même geste
créateur. Nous verrons cela dans la troisième
partie.
Cela ne veut pas dire qu’il
doive absolument tout faire lui-même. Tout le monde ne peut pas devenir
maître es architecture des arbres et des nuages, et c’est
sans doute très bien ainsi. Il s’agit juste que chacun en sache suffisamment
pour s’approprier complètement son habitation et la faire vivre. Si les
arbres et les nuages et toute la physiologie du bâtiment
réclament éventuellement au démarrage l’assistance de professionnels,
l’entretien et les réparations courantes doivent pouvoir être assurés
par les habitants eux-mêmes. Autonomie qui est selon moi indispensable
car elle signe la recréation d’un lien avec la Terre et une reprise en
compte de notre responsabilité. En plus bien sûr de se distancier
d’un modèle techno-consumériste-dépendant en lequel certains
ne se reconnaissent plus.
Commencez-vous à
sentir suffisamment ce que ‘habiter’ veut dire maintenant pour voir se dessiner
en imagination cette nouvelle habitation? Il y a une grande structure principale
couvrant une surface de 100, 200, 300 m² ou plus selon le nombre d’habitants
et leurs activités. Ce sont les arbres et les nuages, les
premiers désignant je le rappelle les éléments porteurs
et les seconds les éléments de couverture fait de membranes.
À l’intérieur
du volume ainsi délimité prennent place des structures plus petites,
très légères et mobiles, les cabanes. Ce sont autant
de pièces aux fonctions précises ou non selon les désirs
et besoins des habitants. Par exemple l’une peut servir de cabinet de toilette,
une autre d’espace pour le rangement, les autres de cocons pour chacun
des habitants.
L’essentiel des contraintes
physiques est supporté par les arbres et les nuages: Soleil,
pluie, vent, neige. Cette structure doit donc être particulièrement
bien conçue. Nous verrons cela dans les troisième
et quatrième parties.
Les cabanes quant à
elles étant relativement petites (disons de 8 à 20 m² pour
fixer les idées) et de surcroît protégées, elles
ne posent guère de problèmes structuraux. Elles sont donc faciles
à concevoir et à réaliser en autoconstruction. Le plus
délicat est peut-être de sortir de formes et de matériaux
banals. Pour les moins imaginatifs, les moins bricoleurs, ou encore ceux qui
ne se sentirait pas trop concernés par ce genre de travail, estimant,
c’est leur droit, avoir mieux à faire, je proposerai dans la deuxième
partie quelques exemples inspirants.
Notons que même les plus
fragiles de ces cabanes-cocons doivent pouvoir sortir de l’abri des arbres
et des nuages si l’envie en prend et si le temps le permet.
J’avais déjà
en tête toute cette nouvelle conception de l’habitation lorsque j’ai trouvé
sur internet un intéressant article d’Eric Hunting datant de novembre
2004 et intitulé Shelter, avec pour sous-titre documenting
a personal quest for non-toxic housing (http://radio.weblogs.com/0119080/2004/11/27.html).
Il y dit notamment, après avoir relaté sa découverte de
l’ETFE (que je connais pour ma part depuis une dizaine d’années mais
dont je n’avais pas perçu tout le potentiel jusqu’à l’année
dernière):
"Peut-être que l’application
potentielle la plus intéressante est Skybreak. Proposée par Buckminster
Fuller à ses étudiants comme l’application la plus pratique du
dôme géodésique à l’habitation, le concept Skybreak
consiste en une grande surface couverte par un dôme géodésique
transparent constituant un environnement clos pour une maison constituée
de structures modulaires indépendantes faites de matériaux légers
et confortables, et disposées dans un jardin paysager intérieur.
En bref, c’est comme de vivre dans une grande serre en se servant de maisons
de thé japonaises préfabriquées en guise de pièces,
avec des toits et des murs optionnels servant seulement à procurer de
l’ombre, un supplément d’isolation, et à préserver la vie
privée." (traduction personnelle).
Trouvant cette conception proche
de la mienne, je me suis empressé de chercher plus d’informations sur
ce fameux Skybreak de Fuller mais je n’ai pas trouvé grand chose.
Je ne sais pas si un prototype ou au moins une maquette a été
réalisée. De toute façon il y a un problème avec
Fuller et ceux qu’il a inspirés, c’est leur attachement que je trouve
excessif au dôme géodésique. Certes c’est une forme élégante
et un principe structurel remarquable, mais je lui trouve aussi de sérieuses
limites dont j’ai parlé dans le livre 1.
Donc si je n’exclus pas un usage ponctuel, en grand ou en petit, j’exclus en
revanche un usage exclusif.
Autre chose nous sépare.
À ce que j’ai compris, il semble que leur désir soit plutôt
de constituer un environnement complètement autonome. Cela peut être
approprié à certaines conditions climatiques difficiles mais je
n’en ferai pas un principe absolu. Au contraire, j’ai aussi plusieurs fois insisté
là-dessus, j’aspire à une transition continue entre des espaces
humains très intimes jusqu’à des espaces naturels quasi sauvages.
Le bâtiment n’est qu’une surface de démarcation sensible, pas une
séparation entre deux mondes.
Cette idée d’une maison constituée d’un grand espace ouvert avec dedans des petites pièces mobiles a été mise en œuvre plus récemment par Shigeru Ban. Sa Naked House construite en 2000 se présente comme un grand plan ouvert rectangulaire dont les murs sont recouverts de panneaux de polycarbonate transparent. Dans ce vaste espace, prennent place quatre ‘pièces’ qui sont en fait des cubes montés sur roues, espaces plus intimes pour chacun des habitants qu’ils peuvent déplacer à leur guise. Certes je défends une idée similaire mais toute mon habitation ne se réduit pas à ce concept. Et quand je vois à quoi ça ressemble au final, pas de quoi être bouleversé. J’avoue ne pas avoir envie d’habiter dans ces parallélépipèdes froids et durs.
Notons en passant que pour cette maison, Ban ne s’est pas inspiré de Fuller mais de la maison Farnsworth conçue en 1950 par Ludwig Mies van der Rohe. Une grande boîte de verre à ossature d’acier posée sur du béton au milieu d’une grande plaine. L’intérieur forme un grand volume ouvert où les différentes zones d’activité communiquent largement.
dans James Wines,
l’architecture verte |
Si j’ai jugé bon d’évoquer ces exemples c’est pour bien souligner ce qui m’en différencie par-delà l’apparente similitude. Mes cabanes-cocons entre arbres et nuages ne se réduisent pas à un concept architectural consistant en un grand espace abritant des petites pièces mobiles. Il y a derrière bien d’autres idées qui donnent au projet tout son sens: extension du corps de l’homme, appartenance au corps de Gaïa, support d’évolution, légèreté, néo-nomadisme, autonomie, etc. Sans cela, ce n’est qu’un projet architectural qui laisse une nouvelle fois l’homme de côté. Quant à moi je pars de l’homme, du moins d’une certaine conception de l’homme et de ses liens avec tout-ce-qui-vit dans les limites des mes intuitions, de mon imagination et de mon vécu, j’essaie d’entrevoir son potentiel évolutif, et de là j’imagine une habitation qui l’aide à se rêver et se réaliser plus grand qu’il ne se croit. Quant à ceux qui ne partagent pas cet idéal, libre à chacun de vivre ce qu’il veut, ils ont à leur disposition de nombreux architectes prêts à leur construire une maison à leur image.