La temporalité et l'atemporalitéde la vie du photon à celle de l’homme, et au-delà...Vahé Zartarianoctobre 2012 |
Pour bien commencer afin qu’on se
comprenne:
atemporel: qui est hors du
temps, qui n’a pas de rapport avec le temps
intemporel: qui n’est pas
touché par le temps, immuable, éternel
C’est bien d’atemporalité
qu’il va être question ici et pas d’intemporalité.
Le monde physique, à échelle microscopique, a une allure très différente de ce que nous, humains, expérimentons habituellement. Lorsqu’on essaie de regarder les constituants intimes de la matière tels que photons ou électrons, indirectement bien sûr puisqu’ils ne sont pas à notre échelle de perception, ils révèlent des comportements que l’on est bien obligé de qualifier de paradoxaux. Paradoxes qui évidemment n’en sont pas à leurs propres yeux (façon de parler bien sûr) sinon ces entités n’existeraient pas. Ces paradoxes révèlent en fait le décalage, et donc l’incompréhension, entre ce que nous vivons nous et ce qu’ils vivent eux.
Un de ces paradoxes abondamment observé
et parmi les plus faciles à comprendre est la dualité
onde-corpuscule. Un objet quantique tel qu’un photon peut se
manifester comme une onde, avec pour caractéristiques d’être en
quelque sorte étalé dans l’espace et de produire des
interférences, ou comme une particule, ponctuel et localisé donc.
Cela dépend de la manière dont on l’observe. Il convient
d’ajouter que les deux aspects sont mutuellement exclusifs: on a
soit quelque chose qui se comporte comme une onde, soit comme une
particule, et il n’existe pas d’état intermédiaire tenant des
deux.
L’expérience qui a dévoilé cette
dualité onde-corpuscule est celle dite des fentes de Young. Je ne
vais pas la détailler ici (pour ceux que cela intéresse, elle est
décrite dans nos pensées créent le monde, chapitre 3). Je
préfère m’intéresser à une autre, assez différente, qui ouvre
sur un nouveau paradoxe encore plus abyssal.
Cette expérience se fonde sur ce qu’on
appelle un interféromètre.
C’est un appareil bien connu en
physique classique. Pour mettre en évidence des phénomènes
quantiques, le principe est le même sauf qu’on recourt à une
source qui envoie des photons individuels au lieu d’un faisceau de
lumière.
Le photon arrive tout d’abord sur un
séparateur s1 qui ou bien le laisse passer à travers (et il
continue son chemin droit devant, c’est-à-dire qu’il prend la
branche de droite de l’interféromètre), ou bien le réfléchit à
90° (branche du haut sur le schéma). Les miroirs m1 et m2 font
converger les trajectoires sur un autre séparateur s2 derrière
lequel sont placés des détecteurs d1 et d2.
Qu’observe-t-on? Tout d’abord en
l’absence de s2, on observe qu’un photon arrive soit en d1 soit
en d2, c’est-à-dire qu’il se comporte comme une particule qui
suit l’une des deux trajectoires permises par le dispositif
expérimental.
Et lorsqu’on insère s2 dans le
dispositif? Le résultat change du tout au tout: des intensités
variables sont mesurées en d1 et d2 en fonction des longueurs
relatives des deux bras de l’interféromètre. C’est typiquement
révélateur d’interférences se produisant en s2 lors de la
rencontre de deux faisceaux ayant suivi les deux trajectoires (la
différence de longueur produit un déphasage qui se manifeste après
interférence comme variation d’intensité). Mais comme dans cette
expérience il n’y a qu’un seul photon, on est obligé d’admettre
qu’il se comporte comme une onde qui suit les deux trajets
simultanément.
Pour résumer:
- sans s2, le photon se comporte comme
une particule qui suit l’une des deux routes possibles;
- avec s2, le photon se comporte comme
une onde qui suit les deux routes jusqu’à interférer avec
lui-même en quelque sorte.
Pour descendre encore plus dans ces
profondeurs paradoxales de la physique quantique, le physicien
Wheeler a imaginé une variante de l’expérience précédente dite
à choix retardé. Il s’est demandé ce qui se passerait si la
décision d’activer ou de désactiver s2 n’était prise qu’une
fois que le photon a franchi s1, c’est-à-dire une fois qu’il est
supposé avoir choisi sa trajectoire.
Le ‘bon sens’ incline à penser que
le résultat sera notablement modifié. Dans quel sens? ce n’est
pas très clair, mais ce qui est sûr, c’est que le résultat doit
changer! Déjouant ce pronostic naïf, la théorie quantique prédit
quant à elle que le résultat ne change pas selon que l’état de
s2 est déterminé avant ou après que le photon a franchi s1.
Autrement dit:
- si s2 est activé après que le
photon a franchi s1, on doit observer des interférences qui
témoignent d’un comportement ondulatoire, avec un photon qui suit
les deux routes;
- si s2 est désactivé après le
passage de s1, on doit observer qu’il se comporte comme une
particule en ne suivant qu’une seule route qui aboutit selon les
cas en d1 ou d2.
Tout se passe donc comme si la décision
de suivre une route ou bien les deux en s1 était prise une fois
parvenu en s2, comme si la causalité allait à rebours dans le
temps, une décision prise dans le futur déterminant une action dans
le passé! Étonnant!
Une prédiction théorique aussi
bizarre appelait une confirmation expérimentale sans ambiguïté. On
la doit en 2006 à Vincent Jacques, E Wu, Frédéric Grosshans,
François Treussart, Philippe Grangier, Alain Aspect et Jean-François
Roch. Pour les détails voir leur article Experimental Realization
of Wheeler’s Delayed-Choice Gedanken Experiment, Science 16
february 2007 vol 315,
http://www.exp.physik.uni-due.de/vonderLinde/PDF-Dokumente/DelayedChoiceExp.pdf
Le résultat de l’expérience est
sans appel: les prédictions de la physique quantique sont
confirmées.
Pour faire sentir toute l’ampleur du
paradoxe, Wheeler a imaginé une variante réellement cosmique de
cette expérience. La source serait une étoile très lointaine; les
deux chemins de l’interféromètre seraient créés par un effet de
lentille gravitationnelle par une galaxie massive située devant la
source; l’extrémité de l’interféromètre constitué du
séparateur s2 et des deux détecteurs serait à la focale d’un
télescope dans un observatoire sur Terre ou en orbite autour. Dans
cette configuration, la présence ou l’absence de s2 déterminerait
le chemin suivi par un photon plusieurs millions voire milliards
d’années plus tôt!
Pas facile à concevoir! Ne peut-on
imaginer une autre interprétation qui ne fasse pas surgir de
nouveaux paradoxes?
Quelle est la véritable source du
paradoxe? Pas dans le résultat de l’expérience elle-même
évidemment. Il est ce qu’il est et force est de le prendre comme
tel. Le problème viendrait pour moi plutôt du fait que l’on tente
d’interpréter ce que vit un photon à travers nos présupposés
humains. Par conséquent la bonne façon de procéder pour lever le
paradoxe serait de commencer par se demander ce que vit le photon
lui-même.
Sans doute, mais est-ce possible? Quand
on constate la difficulté qu’il y a déjà à comprendre nos
semblables, il serait présomptueux de répondre franchement par
l’affirmative. Ce qui est possible en revanche, c’est entrevoir,
à travers d’autres observations, que l’existence du photon est
effectivement très différente de la nôtre, et, partant, obtenir un
autre éclairage pour réinterpréter l’expérience ci-dessus.
Comme ledit paradoxe est temporel, la
clé de l’affaire est bien évidemment le temps. Et donc la bonne
question à se poser est: qu’est-ce que le temps pour un photon?
Tandis que vous lisez ces lignes, vous
apercevez peut-être le Soleil. La distance qui le sépare de la
Terre est d'environ 150 millions de km. Il faut donc un peu plus de 8
minutes à un photon émis par le Soleil et qui voyage à la vitesse
de 300.000 km/s pour parvenir à votre œil. Plus précisément,
selon l'idée que nous, êtres humains, nous faisons de l'espace et
du temps, les photons émis par le Soleil qui atteignent votre œil
et vous permettent d'en construire une image représentative ont
cheminé pendant 8 minutes et ont parcouru une distance de 150
millions de km.
Et pour le photon lui-même? Eh bien
bizarrement il n’y a aucun temps écoulé! Difficile à concevoir?
Alors imaginez qu’un chronomètre soit accroché à un photon:
l’aiguille ne bougerait tout simplement pas; de sa naissance dans
la photosphère solaire à sa disparition dans une cellule du fond de
l’œil, elle persisterait à marquer zéro; non pas zéro virgule
un fragment de poussière dénotant un infime déplacement de
l’aiguille invisible à l’œil nu, mais une vraie et totale
absence de mouvement.
Comment le sait-on? C’est en fait une
conséquence de la théorie de la relativité restreinte, plus
précisément le phénomène de dilatation du temps en fonction de la
vitesse. Certes, c’est une belle prédiction théorique mais on
n’est pas obligé de la croire! Sauf que dans ce cas, un très
grand nombre d’expériences ont été réalisées qui la
confirment. Par exemple, il existe des particules subatomiques très
instables qui ont une durée de vie extrêmement brève lorsqu'on les
observe au repos. Mais si elles sont en mouvement par rapport à nous
et que leur vitesse approche celle de la lumière, alors on assiste à
un spectaculaire effet de "dilatation du temps" qui fait
que leur durée de vie apparente augmente d'un facteur 10 voire 50 ou
100. Plus la vitesse approche celle de la lumière, plus le temps
semble ralentir, jusqu’à se figer lorsqu’on atteint la vitesse
de la lumière proprement dite. Et pour un photon, c’est en quelque
sorte une obligation de se déplacer à la vitesse de la lumière,
une définition même. C’est ainsi que l’on est amené à dire
que pour lui, le temps ne s’écoule pas.
On trouvera d’autres considérations
sur ce sujet dans l’esprit dans la matière. L’important à
retenir c’est que l’on peut considérer comme un fait
d’expérience que l’existence du photon ne se déroule pas dans
le temps. Entre sa naissance et sa disparition, il ne s’écoule
aucun temps. Son existence propre est atemporelle.
Cela ne veut pas dire qu’il ne se
passe rien, seulement que la naissance, la disparition, et tout ce
qu’il y a entre ne forment qu’un seul événement qui existe hors
du temps.
Pour prendre une analogie, considérez
un film. Lorsqu’il est projeté, vous suivez le déroulement dans
le temps d’événements qui se succèdent instant après instant,
chacun semblant cause du suivant. Ce film est constitué de près de
150.000 images que vous voyez au rythme de 25 par seconde. Vous
pouvez imaginer de prendre la pellicule, découper toutes les images
et les étaler devant vous. Il n’y a plus qu’un seul événement
sans cause ni effet, chaque image n’étant qu’un aspect d’une
signification plus vaste qui est le film dans son entier. D’ailleurs
nombre de réalisateurs et de scénaristes préparent un film en
gardant sous les yeux le synopsis, de sorte que chaque scène devient
une expression particulière et nécessaire de cette vue d’ensemble.
De même on peut concevoir l’existence
du photon comme une telle totalité existant hors du temps.
Et pour revenir maintenant à
l’expérience de Wheeler et essayer de l’interpréter du point de
vue du photon: sa naissance, sa disparition dans un détecteur, son
passage à travers s1, à travers s2, le ou les trajectoires suivies
le long des bras de l’interféromètre, tout ça n’est qu’un
seul événement qui n’a pas de déroulement dans le temps. Il EST,
insécable temporellement, atemporel donc.
Le paradoxe rétrocausal n’apparaît
que lorsque cette atemporalité est plongée dans la temporalité
d’une perception humaine.
Restons-en là à propos du photon et
tirons de ses aventures ces premières conclusions:
1. Expériences temporelles et
expériences atemporelles peuvent coexister dans cette réalité
physique.
2. L’idée gagne en plausibilité que
le temps puisse n’être qu’une construction de l’esprit, une
manière de regarder le monde, au même titre que, disons, les sons
que l’on extrait des signaux acoustiques ou les couleurs de la
lumière (voir son et lumière).
3. Du coup l’atemporalité apparaît
comme plus fondamentale que la temporalité.
La coexistence temporalité-atemporalité
dévoilée au chapitre précédent est d’autant plus intéressante
qu’elle concerne l’un des objets les plus communs qui soit, le
photon. Souvenons-nous en particulier que le photon, c’est de la
pure énergie, et que tout objet disons plus ‘matériel’ a la
faculté de s’évaporer en énergie comme le montrent la
relativité, les étoiles et les bombes atomiques.
L’exemple a cependant ce que je
considère être une limite, à savoir qu’il met en scène deux
observateurs, la temporalité étant propre à l’un, l’humain,
l’atemporalité à l’autre, le photon. Il serait intéressant de
trouver un exemple où ces deux points de vue coexistent au sein
d’une même entité. Il serait encore plus intéressant que ladite
entité soit humaine. Et bien plus fort si cela concernait un acte
des plus ordinaires que tout-un-chacun accomplit fréquemment et avec
facilité. Eh bien, contrairement à ce que pourrait laisser supposer
un cahier des charges aussi contraignant, une telle expérience
existe. Chacun de nous l’accomplit même plusieurs dizaines de fois
par jour: c’est simplement le fait de parler!
Lorsqu’on s’apprête à parler, on
sait généralement ce qu’on va dire avant d’ouvrir la bouche.
Parfois le décalage entre l’intention et l’action est infime au
point que les deux semblent confondus. Parfois le décalage est plus
long et se remarque à une certaine tension. C’est particulièrement
flagrant lorsqu’on veut interrompre un interlocuteur qui dit des
choses qui nous énervent. Ce ne sont pas tant des mots qui se
bousculent dans notre tête que le désir de parler qui devient
envahissant. D’où cette tension intérieure qui se trahit souvent
en tensions extérieures: agitations, crispations, ouverture de la
bouche sans qu’aucun mot ne sorte, etc. Et soudain, nous surprenant
parfois nous-mêmes, le premier mot est lâché, et les autres
suivent, s’écoulant librement en un flot impossible à stopper,
jusqu’à ce que l’on ait fini d’exprimer tout ce qu’on avait
à dire, y compris après s’être répété deux ou trois fois.
Tous ces mots énoncés n’ont pas eu à être pensés séparément,
mais on a su les énoncer pour exprimer une pensée qui, elle,
n’avait pas besoin de mots pour exister.
Certains ont probablement plus de
facilités que d’autres pour percevoir ce passage de la pensée non
verbale à son expression verbale. La pratique de la méditation (le
zen dans mon cas) est une aide appréciable. Quoiqu’il en soit, je
présume que tout le monde fait tous les jours ce genre d’expérience,
avec plus ou moins d’expertise. Je n’insisterai donc pas, sauf
pour préciser ces quelques points qui ont leur importance ici:
Quand je dis que l’on sait ce que
l’on veut exprimer, il ne faut pas entendre que l’on a déjà
dans la tête tous les mots que l’on va énoncer. C’est
d’expression verbale spontanée dont il est question ici. Répéter
des phrases dans sa tête pour rejouer une scène déjà vécue ou
préparer une conversation est un autre exercice où l’on réfléchit
justement au choix des mots.
Cette différence, j’ai appris depuis
longtemps à la faire. Mes premières conférences étaient de vraies
catastrophes. J’avais tellement peur de m’exprimer en public que
je devais préparer tous mes textes à l’avance, les lire et les
relire jusqu’à les connaître par cœur, pour les ressortir
ensuite tels quels. Résultat lamentable on l’aura compris. J’ai
décidé que si je voulais continuer ce métier je devais changer
radicalement de méthode. Parler à une ou deux personnes ne me
posait aucun problème: je n’avais pas peur et les mots venaient
sans que j’ai à y réfléchir. La solution était évidente: me
convaincre que parler devant dix, cinquante, cent personnes voire
plus n’était pas vraiment différent que de parler à un seul
interlocuteur. Ça
a marché, et c’est ainsi que j’ai pu continuer à donner
des cours et des conférences.
Dans une expression spontanée, il n’y
a pas à réfléchir, à chercher ses mots. Tout ce qu’on a, c’est,
dans une fulgurance, une compréhension instantanée et totale du
sens de ce qu’on veut dire, et puis les mots viennent et s’écoulent
comme par automatisme.
Pour prendre une analogie, si je veux
un verre d’eau, je n’ai besoin que de cette intention dans mon
esprit. Une fois prise la décision de passer à l’acte, je n’ai
pratiquement pas à intervenir consciemment, surtout pas vouloir
coordonner les innombrables contractions et relâchements musculaires
nécessaires à la réalisation physique de cette intention. C’est
ça que j’appelle ici un automatisme.
Mais, et c’est là toute la
subtilité, c’est un automatisme ‘intelligent’ parce qu’à
chaque instant la conscience peut intervenir pour l’arrêter et le
reprogrammer: verser plus ou moins d’eau, changer de main,
interrompre le geste parce que le téléphone sonne...
Donc même si le sens de ce qui est dit
existe préalablement à l’énoncé de la phrase, même s’il y a
une grande part d’automatisme dans l’expression verbale, les mots
ne sont pas gravés dans le marbre. L’esprit conscient a la liberté
d’intervenir à tout moment dans le processus temporel d’expression
pour l’interrompre, le modifier, l’enrichir, le réorienter, bref
pour jouer avec créativité à explorer, ou décider de ne pas
explorer, des voies nouvelles qui se présentent et n’étaient pas
apparentes dans l’intention initiale.
Remarquons que parfois les mots ne
viennent pas, sans que la cause en soit une quelconque peur de
s’exprimer (ce qui arrive aussi, cf. ci-dessus!). Ce dont je parle
ici, ce sont ces cas où l’on tient une pensée mais pas les mots
pour la dire, phénomène que l’on observe aussi fréquemment chez
les petits enfants. Cela révèle bien la différence entre celle-ci
et son expression. Il arrive même que le mot juste soit prononcé
par notre interlocuteur, profitant de notre silence soudain et
désireux de nous sortir de l’embarras. Ce qui est frappant dans
ces cas-là c’est que l’on sait immédiatement que le mot
convient. Sinon, on le sait aussi et l’on se met à tourner autour
à grand renfort d’adjectifs pour arriver à préciser la pensée.
Bref, je ne crois pas du tout en
l’adage: « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ».
On a plein de pensées claires qui ne s’énoncent pas, en tout cas
moi j’en ai plein des comme ça! Le langage n’est pas fait pour
décrire la réalité, et pas vraiment non plus pour communiquer,
même s’il peut servir aussi à l’un et à l’autre, plutôt mal
évidemment. Il a selon moi une raison d’être plus profonde que
j’évoquerai plus loin.
Presque chaque fois qu’on ouvre la bouche pour parler:
1. Au départ de l’action il y a généralement un ‘atome de sens’ qui se présente soudain à la conscience comme un bloc insécable. Insécable parce qu’on ne peut pas distinguer un début, un déroulement, une fin. C’est juste présent là en totalité ou ça n’est pas. Ce n’est pas précédé par quelque chose qui l’annonce, ça n’apparaît pas progressivement, ça n’évolue pas vers une sorte de plénitude pour se dissoudre ensuite petit à petit jusqu’à disparaître complètement. C’est, ce n’est plus, autre chose est, et ainsi de suite. Bien sûr je peux constater que cela apparaît le mardi 16 octobre 2012 à 8h24 heure d’été, temps d’un lieu situé à 1000 mètres d’altitude à la longitude 6,312 et latitude 43,979. Mais ça, ce n’est que le temps où ma conscience de veille, bien réveillée justement, observe et puis écrit ces lignes.
2. Un tel atome de sens atemporel peut
être incarné physiquement par l’énoncé d’une phrase, si bien
sûr décision est prise de passer à l’acte. Cela devient un
événement dans le temps parce qu’on ne peut prononcer qu’une
syllabe à la fois, dire un mot à la suite d’un autre. Mais cet
enchaînement n’est pas tant un effet de causalité ou de logique
que le fait que chaque mot participe au déploiement du sens.
Remarquons au passage le peu de cas que fait la langue parlée des
règles de grammaire, ainsi que la polysémie d’un grand nombre de
mots, l’un et l’autre ne nuisant guère à la compréhension.
Donc début milieu et fin de l’énoncé sont d’une certaine façon
prédéterminés. Si on ne connaissait pas la fin, on ne pourrait pas
commencer la phrase puis dérouler les mots avec autant de facilité,
sans avoir à réfléchir, ni la plupart du temps à faire de pause
pour chercher ce qui suit. Ou alors on parlerait un charabia que
personne ne comprendrait. Début et fin coexistent nécessairement
même s’ils semblent séparés dans le temps. D’un certain point
de vue, ils coïncident.
Notons que c’est encore plus flagrant
dans une langue comme l’allemand où des mots essentiels qui
donnent sens à l’ensemble de la phrase se retrouvent parfois tout
à la fin. Par exemple: « Wenn ich reich wäre, würde ich
mir WLM Diva Lautsprecher kaufen » pour dire « Si j’étais
riche, je m’achèterais des enceintes WLM Diva », où
l’intention principale acheter, kaufen en
allemand, arrive en dernière position dans la phrase alors qu’elle
est bien évidemment présente à l’esprit dès l’énoncé du
premier mot wenn.
3. On a la liberté d’intervenir à tout moment pour modifier le processus d’expression. Et on a la capacité créative pour se servir de l’événement comme d’un prétexte pour faire jaillir de nouvelles possibilités. D’ailleurs toute phrase exprimée n’est qu’une parmi d’innombrables possibles. Cf. le simple fait qu’on pourrait dire « the same thing in another language ».
4. Cela ne couvre pas toutes les situations où l’on use du langage, mais je ne m’intéresse ici qu’à cet échantillon en rapport avec ma thèse de la coexistence temporalité-atemporalité au sein d’une entité humaine.
Atemporalité de la signification et
temporalité de l’expression sont deux caractéristiques du langage
parlé. Si l’on ramène cela à l’expérience humaine en général,
on est amené à distinguer:
1. le créateur qui n’est pas
contraint par le temps;
2. l’acteur qui interprète
l’événement dans la réalité physique, dans le temps donc;
3. le metteur en scène, lui aussi dans
le temps, qui a le pouvoir d’intervenir quand il le souhaite pour
modifier le jeu de l’acteur en refaisant appel aux facultés du
créateur;
4. l’observateur qui regarde, se
promenant entre les dimensions, avec la faculté de se focaliser plus
ou moins sur tel ou tel rôle.
Il est facile de constater que nous
sommes pour la plupart focalisés sur le rôle d’acteur la majorité
du temps. L’identification est souvent si intense que l’on en
oublie les autres rôles. Mais que notre attention soit ou non
focalisée dessus, toutes ces dimensions du jeu sont toujours
présentes (cf. mon livre le jeu de la création).
Dans ce contexte, le langage apparaît comme une sorte de ralentisseur de la pensée. Il permet de sortir de l’instantané pour justement donner le temps à la conscience d’examiner ce qui passe. Ce faisant il y a forcément interprétation. Mais qui n’est pas trahison: cela fait partie du jeu qui est tout autant révélation que création. Du coup le langage lui-même apparaît comme une création sublime. Il stimule l’imagination à un point incroyable, donnant naissance aux mythes, à toute la littérature, à l’humour, à des histoires d’amour, à la chanson, à des croyances de toutes sortes qui à leur tour donnent naissance à des sociétés, des œuvres d’art, des guerres, etc.
Il va de soi que le Jeu n’est pas restreint au langage parlé. Pour moi, le processus est le même lorsque je rédige un article (comme celui-ci), ou un livre, que je conçois une nouvelle architecture (cf. construire et habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages) ou invente un instrument de musique (voir le guqin électrique)... Cela suggère d’élargir l’idée de coexistence temporalité-atemporalité.
Lorsque je suis entré à l’École Polytechnique en 1977, mon objectif quant à mon avenir était clair: devenir astronome, et plus précisément spécialiste de cosmologie. Du moins croyais-je qu’il était clair parce que je me suis vite rendu compte que je n’étais pas fait pour la recherche académique. Que faire alors à la sortie? Déjà une formation complémentaire. Comme on dit parmi les ingénieurs: « les polytechniciens sont aptes à tout mais bons à rien ». Une formation complémentaire s’impose pour devenir bon à quelque chose. Le choix de formations ‘agréées’ est assez longue, quoique constituées pour l’essentiel d’autres écoles d’ingénieurs. Or, saturés de maths et de physique, saturés aussi de ne rencontrer que des gens au mode de pensée semblable car issus du même moule, j’avais envie d’aller voir du côté d’ailleurs. Et là le choix se limitait pour moi à deux écoles de commerce, l’ISA et l’INSEAD. C’est pas que j’étais follement attiré par l’idée de rentrer dans le monde des affaires, mais c’était le seul prétexte pour m’ouvrir à autre chose. Sans raison apparente, mon choix s’est fixé sur l’ISA. En fait, une raison, il y avait bien une que je n’ai perçue que des années plus tard. Enseignait à l’ISA une personne atypique que je ne connaissais pas encore et dont je n’avais même jamais entendu parler et qui allait jouer un rôle majeur dans mon évolution future. Elle m’a notamment ouvert aux relations internationales (me permettant au passage de rencontrer des gens de tous les continents), à la stratégie, à l’histoire, et pas seulement à l’échelle des détails mais à celle des civilisations (Toynbee), pas seulement la nôtre mais aussi celles de la Chine, du Japon, de l’Inde, de la Russie, du monde arabe, etc., à l’épistémologie (Kuhn, Feyerabend...), et puis encore l’ethnologie, l’éthologie, la psychologie, les théories de la perception, etc. Bref une vraie formation complémentaire comme j’en rêvais.
La première explication qui vient à
l’esprit est de penser qu’il n’y a dans cet enchaînement rien
d’autre que du hasard. C’est possible. Sauf que pour moi ce n’est
pas convainquant du tout. Parce que des expériences comme celle-ci,
j’en ai fait de quoi remplir des livres. Et si pour une seule on
pourrait se satisfaire de cette explication hasardeuse, elle ne tient
plus face à cette accumulation d’une très haute improbabilité.
Je ne vais pas me lancer dans un catalogue, à chacun de trouver
d’autres exemples dans sa propre vie, de quoi justifier le besoin
d’une autre explication.
Pour moi la similitude entre cette
expérience et celle du photon de la première partie est évidente:
de la même manière que l’état futur du séparateur s2 orientait
la décision du photon lorsqu’il se trouvait en s1, ma rencontre
future avec cet enseignant a orienté mon choix d’une école
d’application dans le passé. Et j’insiste, au moment dudit
choix, je ne connaissais pas cette personne, je n’en avais jamais
entendu parler, et je ne savais pas non plus que ce genre de matières
pouvaient être enseignées dans une école de commerce affiliée à
HEC.
Mais attention, notre langage tout
imprégné de temporalité nous incline fortement à décrire
l’événement comme je viens de le faire: cette rencontre en
quelque sorte inévitable dans le futur apparaît ainsi comme cause
de mon choix dans le passé. On retombe sur une explication
rétrocausale. Elle n’a pas ma préférence car il me semble que
jouer ainsi avec la direction du temps pose plus de problèmes que ça
n’en résout.
Reste l’explication atemporelle selon
laquelle l’événement aurait à la fois une existence dans le
temps, ce qui se déroule et est vécu dans la réalité physique, et
une existence atemporelle qui le condense entièrement et qui en est
la véritable source. Dans cette dimension atemporelle, il n’y a
pas séparément une rencontre et une décision, l’un pouvant
sembler la cause et l’autre l’effet, il n’y a qu’un seul
événement, d’un bloc, suscité par une intention d’ordre
supérieur (‘supérieur’ sans jugement de valeur, simplement
englobant). Dans le cas présenté ici, il s’agissait pour moi de
me reconnecter à d’autres dimensions du monde et de moi-même.
Certes, les ignorer pour me consacrer quasi exclusivement aux maths
et à la physique s’était avéré bien utile pour réussir le
concours de l’X. Mais persévérer dans cette voie m’aurait
sûrement à terme desservi. Tel est selon moi et avec le recul
l’intention qui a présidé à la création de cet événement.
Alors, de même que l’intention d’exprimer une idée fait jaillir
tel mot puis tel autre puis tel autre, cette intention a déterminé
à la fois un choix et une rencontre.
Il existe tout de même une différence importante entre l’énoncé d’une phrase et un événement de plus grande ampleur comme celui qui vient d’être relaté: dans le premier cas, il n’est pas très difficile de se mettre en position d’observateur et focaliser son attention à la fois, ou alternativement, sur la dimension temporelle et sur la dimension atemporelle; dans le second, il est exceptionnel d’avoir un accès direct à la source atemporelle de l’événement, du moins à l’état de veille. En fait, c’est presque toujours après-coup qu’on réalise comment tout s’emboîte (ce fut mon cas dans l’exemple ci-dessus). On pourrait objecter que trouver une justification après-coup sape ma théorie. Ce n’est pas mon avis, ce qu’on comprendra mieux après cette petite digression.
J’ai lu récemment que trois jeunes
américains s’étaient rendus à Haïti pour voir ce que cela
faisait de vivre comme des pauvres. On devine aisément la suite:
l’expérience a tourné court, ils sont vite retournés chez
papa-maman.
On ne peut pas véritablement
expérimenter la pauvreté si l’on sait que l’on peut en sortir à
tout moment, dès que ça devient un peu pénible.
Plus généralement, une expérience
vécue n’a de valeur que si l’on croit suffisamment au rôle que
l’on joue pour s’y impliquer à fond. Et le jeu dans la réalité
physique est fait pour révéler l’être à lui-même, tel un
miroir. Pas seulement révéler mais aussi permettre chemin faisant
la libre expression de la créativité pour ainsi faire surgir des
possibilités inédites. Bref, le jeu ne prend sa saveur que s’il
est joué avec sincérité, et pour ça un minimum d’amnésie est
nécessaire pour oublier que l’on connait déjà la fin!
C’est comme lorsqu’on se plonge
dans un livre policier. Même si l’on devine très vite qui est le
coupable, on ne peut s’empêcher de dévorer chaque page. On veut
suivre les développements de l’intrigue, être surpris par les
rebondissements introduits à dessein par l’auteur pour nous tenir
en haleine et nous obliger à continuer la lecture. C’est dans ce
cheminement que l’on trouve notre plaisir. Bref, ça fait passer le
temps!!!
A quel niveau l’intrigue des
événements que l’on vit est-elle conçue pour qu’elle reste à
ce point ignorée de la conscience de veille ordinaire? Il n’y a
pas à chercher loin, c’est dans les rêves, soit hors de la
temporalité du monde physique, que se déroule l’essentiel du
processus de création.
Cette fois encore je parle
d’expérience. Je me considère comme plutôt créatif et plutôt
bon observateur de moi-même. Depuis longtemps que j’exerce mon
métier de « saboteur d’idées reçues et créateur de futurs
possibles », j’ai eu maintes occasions d’observer mes
propres processus de création. C’est presque toujours pareil: j’ai
un sujet qui me préoccupe, je me nourris d’informations,
lesquelles m’arrivent souvent toutes seules, je laisse mûrir en me
consacrant à autre chose, et un matin, je me réveille avec une
réponse claire dans mon esprit.
D’ailleurs cet essai n’est pas né
autrement. La question du temps me titillais depuis longtemps mais
sans que j’ai l’élan de m’y attaquer sérieusement. Et puis il
y a quelques mois j’ai trouvé un livre sur internet où quelques
phrases ont attiré mon attention. J’ai noté deux ou trois idées
qu’elles m’inspiraient. Je sentais que je tenais quelque chose
d’important mais c’était très évanescent. J’avais beau les
lire et les relire pour essayer de fixer mon attention et prolonger
la réflexion, rien ne venait. Alors j’ai mis tout ça de côté
pour me consacrer à la fabrication d’un panneau solaire. Plus
récemment, je suis retourné visiter le site d’un ami (la
route du temps) où je suis tombé sur des articles et des liens qui
ont à leur tour éveillé mon intérêt. J’ai de nouveau laissé
reposer à grand renfort de livres policiers (Connely) et de
science-fiction (Herbert). Un matin je me suis réveillé avec la
tête pleine d’un bloc compact d’idées qui demandaient à
sortir. Corinne ma compagne en est témoin: deux heures de travail
m’ont permis de transformer ce monolithe en quelques pages de
notes, une sorte de plan détaillé complet de cet essai à venir. Si
cela n’avait été que pour moi, j’en serais resté là, ces
notes me suffisant amplement en guise d’aide-mémoire. Mais comme
je souhaitais partager cette découverte, il m’a fallu travailler
davantage, construire plein de phrases pour développer un discours à
peu près compréhensible par d’autres que moi.
Lorsque je prétends que la création
se déroule pour l’essentiel durant le sommeil, il ne faut pas se
méprendre et croire que le processus n’est pas intentionnel ou pas
conscient.
Qui se souvient de ce qu’il faisait
il y cinq ans même jour même heure? Moi pas! Et pourtant nul doute
que j’étais conscient. Peut-être même ai-je pris à ce moment-là
des décisions qui ont influé sur le cours de ma vie. Mais
aujourd’hui je n’en ai pas souvenance, et cela ne remet nullement
en cause mon sentiment d’être ‘moi’.
De même ces processus de création qui
se déroulent dans l’atemporalité des rêves profonds sont
pleinement conscients et intentionnels. Simplement ils sont oubliés
au réveil lorsque la conscience se refocalise sur la réalité
physique et le temps. Du moins la plupart sont oubliés car les vrais
rêves ‘prémonitoires’ existent même s’ils sont sont rares.
Mais qu’ils soient oubliés n’empêche
pas qu’ils aient une influence déterminante sur notre vie. S’il
ne reste rien du processus de création ni de tous les détails du
synopsis, certaines conséquences, elles, restent affleurantes à la
conscience et redeviennent visibles lorsque la nécessité devient
impérieuse. La remémoration prend des formes très diverses:
évidence d’avoir à faire ceci, intuition d’avoir à choisir
ceci et non pas cela, présence insistante d’une idée, rencontre
ultérieure avec un texte, un lieu, une personne, et pourquoi pas un
voyant, qui, par association, fait remonter un mot, une image, une
idée qui à son tour déclenche etc. etc. Bref, les possibilités
sont infinies. Le processus a lieu d’une façon ou d’une autre,
plus ou moins directement selon le degré de proximité entre la part
de soi physiquement orienté et le Soi créateur. Et comme toujours,
chacun a toute liberté de ne pas suivre ses intuitions. Il faut
juste être prêt à en assumer les conséquences parce qu’en
général ça complique la vie! Beaucoup d’humains aiment se
compliquer la vie, n’est-ce pas?
J’ajoute que dans la dimension
immatérielle et atemporelle, l’esprit n’est plus limité par
certaines contraintes de l’espace-temps, que ce soit par exemple
pour apprendre ou pour communiquer. Apprendre n’est plus un
processus qui exige d’intégrer pas à pas des fragments de savoir;
communiquer ne nécessite plus une coïncidence spatio-temporelle
avec une autre personne, ni même de langage. Bref, il est possible
d’accéder à toutes sortes de connaissances (cf. les enfants
prodiges, musiciens en particulier), de communiquer avec
d’innombrables personnes d’où naîtront peut-être des
rencontres ‘inévitables’ dans le monde physique.
J’ajoute encore pour terminer que le
déploiement de pensées immatérielles dans un monde d’apparence
matériel est possible parce qu’au fond il n’y a pas de véritable
différence de nature, le monde physique étant lui-même immatériel.
Ces propos doivent surprendre dans le contexte actuel où la majorité
des gens, et des scientifiques en particulier, pense qu’il n’y a
de vraie réalité que la matière étendue dans un espace-temps tout
aussi réel. J’ai traité de l’immatérialité de la matière
dans d’autres ouvrages, avec toute la rigueur scientifique qu’elle
requiert. Cf. notamment l’esprit dans la
matière. Considérant cette question réglée, je puis poursuivre en
m’enfonçant encore plus profondément dans la multidimensionnalité
de l’être et du temps.
Une phrase prononcée. Ce n’est
qu’une parmi d’autres qui font une conversation. Une discussion
et puis d’autres et puis des repas, des films, des promenades, des
jeux … événements parmi d’autres événements qui font une
relation. Relation parmi d’autres relations, événements emboîtés
dans des événements emboîtés dans des événements qui font une
vie.
Pourquoi s’arrêter? Cette vie
contemplée d’un regard plus englobant pourrait à son tour
apparaître comme un seul événement existant maintenant dans
plusieurs dimensions: atemporelle d’une part, toute la vie d’un
bloc, comme un synopsis étalé devant soi; et de l’autre le
déploiement temporel de cette intention supérieure avec chaque
événement vécu l’un après l’autre comme par enchaînement
miraculeux. Cela pourrait expliquer que notre vie nous donne parfois
l’impression d’une prédestination, avec des événements qui
semblent inévitables, voire magiques, d’autres répétitifs, et
qu’elle soit aussi pleine d’inattendus, comme si rien n’était
définitif, que tout pouvait être changé à chaque instant.
Il est rare de parvenir à cette prise
de conscience de l’unité de sa propre vie (et de son corollaire,
son unicité). Cela arrive bien sûr, mais, à ma connaissance, c’est
presque toujours associé à une rencontre avec la mort.
Soit qu’avec l’âge et la fin
approchant inéluctablement, la conscience se retourne en-dedans et
contemple ce qui s’est passé dans cette existence et que soudain
tout cela fasse sens, comme si de mots perçus jusque là
indépendamment émergeait finalement une phrase signifiante.
Soit que par accident ou maladie l’on
atteigne le seuil vie-mort (NDE ou expérience de mort imminente ou
expérience au seuil de la mort), et qu’on en revienne avec le
souvenir vivace d’une compréhension plus vaste de son existence.
Soit que des pratiques spirituelles
intensives telles que prière ou méditation, assimilable en quelque
sorte à une mort au monde (ne dit-on pas des moines dans le
catholicisme qu’ils abandonnent le siècle?), conduisent à
ce genre de réalisation.
Ce n’est pas fréquent
reconnaissons-le. Il y a une raison profonde qui explique je crois la
difficulté à atteindre cette réalisation de son ‘vivant’.
C’est en rapport avec l’échelle de notre temps propre.
Notre conscience de veille focalisée
sur la réalité physique se meut avec aisance dans une certaine
‘épaisseur’ temporelle. Celle-ci n’est pas déterminée par
des horloges atomiques ni par des cycles planétaires mais par
certains processus corporels ayant trait aux organes des sens et au
traitement de l’information par le cerveau. Par exemple, à partir
de 16 images par seconde, nous ne voyons plus qu’un flux continu et
pas des images séparées (c’est l’illusion du cinéma); ou
encore, notre mémoire retient efficacement des détails de quelques
secondes mais est incapable de retenir l’intégralité de ce qui
s’est passé ces dernières 24 heures.
Aparté: pourquoi le poisson rouge ne
meurt-il pas d’ennui à tourner sans cesse en rond dans son petit
bocal? Probablement parce que chaque tour apparaît nouveau pour lui
si les précédents ne restent pas graver dans sa mémoire.
Pour revenir à l’humain, tout ce qui
est trop court par rapport à l’épaisseur de son temps propre
n’est pas perçu. Les mouvements des atomes et des molécules, les
incessants tourbillons de l’air et de l’eau, les battements des
ailes d’un insecte, tout cela nous échappe (mais pas certaines
conséquences comme le bourdonnement énervant du moustique!). A
l’autre extrême, une évolution temporelle très lente n’est pas
davantage perçue: le mouvement d’une étoile, le surgissement
d’une montagne, l’évolution de l’espèce... Entre les deux
prennent place nos perceptions conscientes: le déplacement d’un
insecte ou d’une auto, une conversation, un repas, un concert, une
grossesse, les phases de la Lune, les saisons, etc. Quant aux
frontières entre perceptible et non perceptible, elles sont plus ou
moins floues selon les capacités d’observation et de mémorisation
de chacun, ainsi que de l’intérêt pour la chose: la pousse des
grands arbres, les déplacements des planètes lointaines comme
Saturne, les 50 ou 70 ou 90 années d’une vie...
Voilà pourquoi un effort est requis
pour saisir le sens d’une existence humaine constituée de tant
d’événements disparates. Effort qui n’est pas intellectuel,
même si une réflexion de cet ordre peut aider en guise de
préparation. L’essentiel consiste en une focalisation de la
conscience sur la dimension atemporelle d’où la présente
existence émerge. Plus facile à dire qu’à faire! Il n’est donc
pas surprenant que ce genre de prise de conscience soit le plus
souvent associé à une rencontre avec la mort, synonyme de fin d’une
certaine temporalité. Comme pour le photon, il y a un point d’où
l’on peut contempler son existence de telle sorte que début, fin
et tout ce qu’il y a entre coïncident.
Il n’y a pas de raison que le jeu en
reste là. Si une vie est faite d’événements emboîtés les uns
dans les autres, alors on peut concevoir que cette vie-ci puisse à
son tour être considérée comme un seul événement qui s’emboîte
dans d’autres événements et d’autres encore.
On se doute qu’à partir de là la
réflexion prend un tour hautement spéculatif. Il ne saurait être
question de preuves, tout au plus d’indices. Mais je n’hésite
pas à aborder le sujet pour au moins inciter à élargir encore
davantage notre point de vue.
Surtout ne pas se méprendre: ce n’est
pas une incitation à sortir du monde. Il s’agit de réaliser que
tous ces emboîtements d’événements sont aussi des emboîtements
de significations. Il y a du sens dans du sens dans du sens.
Comprendre aussi que le moindre événement, de la simple émotion à
l’action d’envergure, influe directement (c’est-à-dire pas par
voie de causalité) sur tout ce qui s’emboîte par dessous et par
dessus. Voilà qui redonne une dimension cosmique au simple fait de
pisser contre un arbre en regardant les nuages. Finalement je ne me
suis pas éloigné tant que ça de la cosmologie!
Du point de vue disons de l’âme, une existence individuelle n’est qu’un événement. Je laisse intentionnellement cette notion d’âme dans le vague pour que chacun l’explore avec ses intuitions et ses imaginations. Donc si l’on considère la totalité d’une existence individuelle comme un seul événement atemporel, force est de se dire qu’il n’y pas de raison qu’il soit le seul. Il est d’ailleurs facile de constater qu’une seule vie ne permet pas d’explorer toutes les possibilités de l’expérience humaine. Notons en particulier qu’elle serait incomplète si elle n’intégrait pas la facette féminine et la facette masculine.
A partir de là, on peut concevoir que toutes ces incarnations sur Terre dans la forme humaine constituent autant d’événements dans la vie de l’âme. Mais alors, ces existences qui paraissent d’un certain point de vue se succéder dans le temps sont, d’un autre point de vue, simultanées. Dans l’atemporalité des profondeurs de l’âme d’où ces vies émergent, il n’y pas de début, de déroulement, de fin, pas de causalité donc pour justifier ou excuser l’une par une autre, pas de karma. Il y a l’âme qui se découvre elle-même, faisant jaillir avec gourmandise ses créations de l’atemporalité, et plongeant au cœur de la temporalité pour, quasi littéralement, prendre le temps de vivre!
Faisons maintenant un pas de côté et considérons une existence individuelle du point de vue de l’espèce. Chaque corps incarne des potentiels physiques de l’espèce humaine tout en préparant des évolutions à venir (des aperçus dans vers l’homme de demain). Et l’existence de cette espèce est aussi conçue à un autre niveau comme un seul événement, avec une fin et une histoire incluses dans le commencement. Avec aussi à chaque instant de nouvelles possibilités qui surgissent et sont explorées parallèlement. Chaque espèce est ainsi un atome-événement d’une entité encore plus vaste, appelons-la Gaïa pour fixer les idées, qui a pour corps physique toute la biosphère terrestre. Certains événements incompréhensibles d’un strict point de vue spatio-temporel comme les coévolutions guêpes-orchidées (des exemples dans nos pensées créent le monde, chapitre 3) prennent sens à ce niveau.
Et au-delà et au-delà et au-delà … du sens dans du sens dans du sens … un élan de création exubérant et inextinguible … chaque instant vécu qui focalise passé et futur … tout-ce-qui-est, rien d’autre que tout, tout le temps et toujours changeant ... immobile au centre de lui-même et en expansion au-dedans …
Vahé Zartarian
Chaudon, octobre 2012
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