La temporalité et l'atemporalité

de la vie du photon à celle de l’homme, et au-delà...


Vahé Zartarian

octobre 2012




définitions

Pour bien commencer afin qu’on se comprenne:
atemporel: qui est hors du temps, qui n’a pas de rapport avec le temps
intemporel: qui n’est pas touché par le temps, immuable, éternel
C’est bien d’atemporalité qu’il va être question ici et pas d’intemporalité.




1. le temps de vie du photon


1.1 dualité onde-corpuscule

Le monde physique, à échelle microscopique, a une allure très différente de ce que nous, humains, expérimentons habituellement. Lorsqu’on essaie de regarder les constituants intimes de la matière tels que photons ou électrons, indirectement bien sûr puisqu’ils ne sont pas à notre échelle de perception, ils révèlent des comportements que l’on est bien obligé de qualifier de paradoxaux. Paradoxes qui évidemment n’en sont pas à leurs propres yeux (façon de parler bien sûr) sinon ces entités n’existeraient pas. Ces paradoxes révèlent en fait le décalage, et donc l’incompréhension, entre ce que nous vivons nous et ce qu’ils vivent eux.

Un de ces paradoxes abondamment observé et parmi les plus faciles à comprendre est la dualité onde-corpuscule. Un objet quantique tel qu’un photon peut se manifester comme une onde, avec pour caractéristiques d’être en quelque sorte étalé dans l’espace et de produire des interférences, ou comme une particule, ponctuel et localisé donc. Cela dépend de la manière dont on l’observe. Il convient d’ajouter que les deux aspects sont mutuellement exclusifs: on a soit quelque chose qui se comporte comme une onde, soit comme une particule, et il n’existe pas d’état intermédiaire tenant des deux.
L’expérience qui a dévoilé cette dualité onde-corpuscule est celle dite des fentes de Young. Je ne vais pas la détailler ici (pour ceux que cela intéresse, elle est décrite dans nos pensées créent le monde, chapitre 3). Je préfère m’intéresser à une autre, assez différente, qui ouvre sur un nouveau paradoxe encore plus abyssal.
Cette expérience se fonde sur ce qu’on appelle un interféromètre.

interféromètre

C’est un appareil bien connu en physique classique. Pour mettre en évidence des phénomènes quantiques, le principe est le même sauf qu’on recourt à une source qui envoie des photons individuels au lieu d’un faisceau de lumière.
Le photon arrive tout d’abord sur un séparateur s1 qui ou bien le laisse passer à travers (et il continue son chemin droit devant, c’est-à-dire qu’il prend la branche de droite de l’interféromètre), ou bien le réfléchit à 90° (branche du haut sur le schéma). Les miroirs m1 et m2 font converger les trajectoires sur un autre séparateur s2 derrière lequel sont placés des détecteurs d1 et d2.
Qu’observe-t-on? Tout d’abord en l’absence de s2, on observe qu’un photon arrive soit en d1 soit en d2, c’est-à-dire qu’il se comporte comme une particule qui suit l’une des deux trajectoires permises par le dispositif expérimental.
Et lorsqu’on insère s2 dans le dispositif? Le résultat change du tout au tout: des intensités variables sont mesurées en d1 et d2 en fonction des longueurs relatives des deux bras de l’interféromètre. C’est typiquement révélateur d’interférences se produisant en s2 lors de la rencontre de deux faisceaux ayant suivi les deux trajectoires (la différence de longueur produit un déphasage qui se manifeste après interférence comme variation d’intensité). Mais comme dans cette expérience il n’y a qu’un seul photon, on est obligé d’admettre qu’il se comporte comme une onde qui suit les deux trajets simultanément.

Pour résumer:
- sans s2, le photon se comporte comme une particule qui suit l’une des deux routes possibles;
- avec s2, le photon se comporte comme une onde qui suit les deux routes jusqu’à interférer avec lui-même en quelque sorte.



1.2 choix retardé

Pour descendre encore plus dans ces profondeurs paradoxales de la physique quantique, le physicien Wheeler a imaginé une variante de l’expérience précédente dite à choix retardé. Il s’est demandé ce qui se passerait si la décision d’activer ou de désactiver s2 n’était prise qu’une fois que le photon a franchi s1, c’est-à-dire une fois qu’il est supposé avoir choisi sa trajectoire.
Le ‘bon sens’ incline à penser que le résultat sera notablement modifié. Dans quel sens? ce n’est pas très clair, mais ce qui est sûr, c’est que le résultat doit changer! Déjouant ce pronostic naïf, la théorie quantique prédit quant à elle que le résultat ne change pas selon que l’état de s2 est déterminé avant ou après que le photon a franchi s1. Autrement dit:
- si s2 est activé après que le photon a franchi s1, on doit observer des interférences qui témoignent d’un comportement ondulatoire, avec un photon qui suit les deux routes;
- si s2 est désactivé après le passage de s1, on doit observer qu’il se comporte comme une particule en ne suivant qu’une seule route qui aboutit selon les cas en d1 ou d2.
Tout se passe donc comme si la décision de suivre une route ou bien les deux en s1 était prise une fois parvenu en s2, comme si la causalité allait à rebours dans le temps, une décision prise dans le futur déterminant une action dans le passé! Étonnant!

Une prédiction théorique aussi bizarre appelait une confirmation expérimentale sans ambiguïté. On la doit en 2006 à Vincent Jacques, E Wu, Frédéric Grosshans, François Treussart, Philippe Grangier, Alain Aspect et Jean-François Roch. Pour les détails voir leur article Experimental Realization of Wheeler’s Delayed-Choice Gedanken Experiment, Science 16 february 2007 vol 315,
http://www.exp.physik.uni-due.de/vonderLinde/PDF-Dokumente/DelayedChoiceExp.pdf
Le résultat de l’expérience est sans appel: les prédictions de la physique quantique sont confirmées.



1.3 rétrocausalité

Pour faire sentir toute l’ampleur du paradoxe, Wheeler a imaginé une variante réellement cosmique de cette expérience. La source serait une étoile très lointaine; les deux chemins de l’interféromètre seraient créés par un effet de lentille gravitationnelle par une galaxie massive située devant la source; l’extrémité de l’interféromètre constitué du séparateur s2 et des deux détecteurs serait à la focale d’un télescope dans un observatoire sur Terre ou en orbite autour. Dans cette configuration, la présence ou l’absence de s2 déterminerait le chemin suivi par un photon plusieurs millions voire milliards d’années plus tôt!
Pas facile à concevoir! Ne peut-on imaginer une autre interprétation qui ne fasse pas surgir de nouveaux paradoxes?



1.4 hors du temps

Quelle est la véritable source du paradoxe? Pas dans le résultat de l’expérience elle-même évidemment. Il est ce qu’il est et force est de le prendre comme tel. Le problème viendrait pour moi plutôt du fait que l’on tente d’interpréter ce que vit un photon à travers nos présupposés humains. Par conséquent la bonne façon de procéder pour lever le paradoxe serait de commencer par se demander ce que vit le photon lui-même.
Sans doute, mais est-ce possible? Quand on constate la difficulté qu’il y a déjà à comprendre nos semblables, il serait présomptueux de répondre franchement par l’affirmative. Ce qui est possible en revanche, c’est entrevoir, à travers d’autres observations, que l’existence du photon est effectivement très différente de la nôtre, et, partant, obtenir un autre éclairage pour réinterpréter l’expérience ci-dessus.
Comme ledit paradoxe est temporel, la clé de l’affaire est bien évidemment le temps. Et donc la bonne question à se poser est: qu’est-ce que le temps pour un photon?
Tandis que vous lisez ces lignes, vous apercevez peut-être le Soleil. La distance qui le sépare de la Terre est d'environ 150 millions de km. Il faut donc un peu plus de 8 minutes à un photon émis par le Soleil et qui voyage à la vitesse de 300.000 km/s pour parvenir à votre œil. Plus précisément, selon l'idée que nous, êtres humains, nous faisons de l'espace et du temps, les photons émis par le Soleil qui atteignent votre œil et vous permettent d'en construire une image représentative ont cheminé pendant 8 minutes et ont parcouru une distance de 150 millions de km.
Et pour le photon lui-même? Eh bien bizarrement il n’y a aucun temps écoulé! Difficile à concevoir? Alors imaginez qu’un chronomètre soit accroché à un photon: l’aiguille ne bougerait tout simplement pas; de sa naissance dans la photosphère solaire à sa disparition dans une cellule du fond de l’œil, elle persisterait à marquer zéro; non pas zéro virgule un fragment de poussière dénotant un infime déplacement de l’aiguille invisible à l’œil nu, mais une vraie et totale absence de mouvement.
Comment le sait-on? C’est en fait une conséquence de la théorie de la relativité restreinte, plus précisément le phénomène de dilatation du temps en fonction de la vitesse. Certes, c’est une belle prédiction théorique mais on n’est pas obligé de la croire! Sauf que dans ce cas, un très grand nombre d’expériences ont été réalisées qui la confirment. Par exemple, il existe des particules subatomiques très instables qui ont une durée de vie extrêmement brève lorsqu'on les observe au repos. Mais si elles sont en mouvement par rapport à nous et que leur vitesse approche celle de la lumière, alors on assiste à un spectaculaire effet de "dilatation du temps" qui fait que leur durée de vie apparente augmente d'un facteur 10 voire 50 ou 100. Plus la vitesse approche celle de la lumière, plus le temps semble ralentir, jusqu’à se figer lorsqu’on atteint la vitesse de la lumière proprement dite. Et pour un photon, c’est en quelque sorte une obligation de se déplacer à la vitesse de la lumière, une définition même. C’est ainsi que l’on est amené à dire que pour lui, le temps ne s’écoule pas.
On trouvera d’autres considérations sur ce sujet dans l’esprit dans la matière. L’important à retenir c’est que l’on peut considérer comme un fait d’expérience que l’existence du photon ne se déroule pas dans le temps. Entre sa naissance et sa disparition, il ne s’écoule aucun temps. Son existence propre est atemporelle.
Cela ne veut pas dire qu’il ne se passe rien, seulement que la naissance, la disparition, et tout ce qu’il y a entre ne forment qu’un seul événement qui existe hors du temps.
Pour prendre une analogie, considérez un film. Lorsqu’il est projeté, vous suivez le déroulement dans le temps d’événements qui se succèdent instant après instant, chacun semblant cause du suivant. Ce film est constitué de près de 150.000 images que vous voyez au rythme de 25 par seconde. Vous pouvez imaginer de prendre la pellicule, découper toutes les images et les étaler devant vous. Il n’y a plus qu’un seul événement sans cause ni effet, chaque image n’étant qu’un aspect d’une signification plus vaste qui est le film dans son entier. D’ailleurs nombre de réalisateurs et de scénaristes préparent un film en gardant sous les yeux le synopsis, de sorte que chaque scène devient une expression particulière et nécessaire de cette vue d’ensemble.
De même on peut concevoir l’existence du photon comme une telle totalité existant hors du temps.
Et pour revenir maintenant à l’expérience de Wheeler et essayer de l’interpréter du point de vue du photon: sa naissance, sa disparition dans un détecteur, son passage à travers s1, à travers s2, le ou les trajectoires suivies le long des bras de l’interféromètre, tout ça n’est qu’un seul événement qui n’a pas de déroulement dans le temps. Il EST, insécable temporellement, atemporel donc.
Le paradoxe rétrocausal n’apparaît que lorsque cette atemporalité est plongée dans la temporalité d’une perception humaine.

Restons-en là à propos du photon et tirons de ses aventures ces premières conclusions:
1. Expériences temporelles et expériences atemporelles peuvent coexister dans cette réalité physique.
2. L’idée gagne en plausibilité que le temps puisse n’être qu’une construction de l’esprit, une manière de regarder le monde, au même titre que, disons, les sons que l’on extrait des signaux acoustiques ou les couleurs de la lumière (voir son et lumière).
3. Du coup l’atemporalité apparaît comme plus fondamentale que la temporalité.




2. temporalité et atemporalité du langage parlé


2.1 du photon à l’homme

La coexistence temporalité-atemporalité dévoilée au chapitre précédent est d’autant plus intéressante qu’elle concerne l’un des objets les plus communs qui soit, le photon. Souvenons-nous en particulier que le photon, c’est de la pure énergie, et que tout objet disons plus ‘matériel’ a la faculté de s’évaporer en énergie comme le montrent la relativité, les étoiles et les bombes atomiques.
L’exemple a cependant ce que je considère être une limite, à savoir qu’il met en scène deux observateurs, la temporalité étant propre à l’un, l’humain, l’atemporalité à l’autre, le photon. Il serait intéressant de trouver un exemple où ces deux points de vue coexistent au sein d’une même entité. Il serait encore plus intéressant que ladite entité soit humaine. Et bien plus fort si cela concernait un acte des plus ordinaires que tout-un-chacun accomplit fréquemment et avec facilité. Eh bien, contrairement à ce que pourrait laisser supposer un cahier des charges aussi contraignant, une telle expérience existe. Chacun de nous l’accomplit même plusieurs dizaines de fois par jour: c’est simplement le fait de parler!



2.2 parler

Lorsqu’on s’apprête à parler, on sait généralement ce qu’on va dire avant d’ouvrir la bouche. Parfois le décalage entre l’intention et l’action est infime au point que les deux semblent confondus. Parfois le décalage est plus long et se remarque à une certaine tension. C’est particulièrement flagrant lorsqu’on veut interrompre un interlocuteur qui dit des choses qui nous énervent. Ce ne sont pas tant des mots qui se bousculent dans notre tête que le désir de parler qui devient envahissant. D’où cette tension intérieure qui se trahit souvent en tensions extérieures: agitations, crispations, ouverture de la bouche sans qu’aucun mot ne sorte, etc. Et soudain, nous surprenant parfois nous-mêmes, le premier mot est lâché, et les autres suivent, s’écoulant librement en un flot impossible à stopper, jusqu’à ce que l’on ait fini d’exprimer tout ce qu’on avait à dire, y compris après s’être répété deux ou trois fois. Tous ces mots énoncés n’ont pas eu à être pensés séparément, mais on a su les énoncer pour exprimer une pensée qui, elle, n’avait pas besoin de mots pour exister.
Certains ont probablement plus de facilités que d’autres pour percevoir ce passage de la pensée non verbale à son expression verbale. La pratique de la méditation (le zen dans mon cas) est une aide appréciable. Quoiqu’il en soit, je présume que tout le monde fait tous les jours ce genre d’expérience, avec plus ou moins d’expertise. Je n’insisterai donc pas, sauf pour préciser ces quelques points qui ont leur importance ici:

Quand je dis que l’on sait ce que l’on veut exprimer, il ne faut pas entendre que l’on a déjà dans la tête tous les mots que l’on va énoncer. C’est d’expression verbale spontanée dont il est question ici. Répéter des phrases dans sa tête pour rejouer une scène déjà vécue ou préparer une conversation est un autre exercice où l’on réfléchit justement au choix des mots.
Cette différence, j’ai appris depuis longtemps à la faire. Mes premières conférences étaient de vraies catastrophes. J’avais tellement peur de m’exprimer en public que je devais préparer tous mes textes à l’avance, les lire et les relire jusqu’à les connaître par cœur, pour les ressortir ensuite tels quels. Résultat lamentable on l’aura compris. J’ai décidé que si je voulais continuer ce métier je devais changer radicalement de méthode. Parler à une ou deux personnes ne me posait aucun problème: je n’avais pas peur et les mots venaient sans que j’ai à y réfléchir. La solution était évidente: me convaincre que parler devant dix, cinquante, cent personnes voire plus n’était pas vraiment différent que de parler à un seul interlocuteur. Ça a marché, et c’est ainsi que j’ai pu continuer à donner des cours et des conférences.
Dans une expression spontanée, il n’y a pas à réfléchir, à chercher ses mots. Tout ce qu’on a, c’est, dans une fulgurance, une compréhension instantanée et totale du sens de ce qu’on veut dire, et puis les mots viennent et s’écoulent comme par automatisme.
Pour prendre une analogie, si je veux un verre d’eau, je n’ai besoin que de cette intention dans mon esprit. Une fois prise la décision de passer à l’acte, je n’ai pratiquement pas à intervenir consciemment, surtout pas vouloir coordonner les innombrables contractions et relâchements musculaires nécessaires à la réalisation physique de cette intention. C’est ça que j’appelle ici un automatisme.
Mais, et c’est là toute la subtilité, c’est un automatisme ‘intelligent’ parce qu’à chaque instant la conscience peut intervenir pour l’arrêter et le reprogrammer: verser plus ou moins d’eau, changer de main, interrompre le geste parce que le téléphone sonne...
Donc même si le sens de ce qui est dit existe préalablement à l’énoncé de la phrase, même s’il y a une grande part d’automatisme dans l’expression verbale, les mots ne sont pas gravés dans le marbre. L’esprit conscient a la liberté d’intervenir à tout moment dans le processus temporel d’expression pour l’interrompre, le modifier, l’enrichir, le réorienter, bref pour jouer avec créativité à explorer, ou décider de ne pas explorer, des voies nouvelles qui se présentent et n’étaient pas apparentes dans l’intention initiale.
Remarquons que parfois les mots ne viennent pas, sans que la cause en soit une quelconque peur de s’exprimer (ce qui arrive aussi, cf. ci-dessus!). Ce dont je parle ici, ce sont ces cas où l’on tient une pensée mais pas les mots pour la dire, phénomène que l’on observe aussi fréquemment chez les petits enfants. Cela révèle bien la différence entre celle-ci et son expression. Il arrive même que le mot juste soit prononcé par notre interlocuteur, profitant de notre silence soudain et désireux de nous sortir de l’embarras. Ce qui est frappant dans ces cas-là c’est que l’on sait immédiatement que le mot convient. Sinon, on le sait aussi et l’on se met à tourner autour à grand renfort d’adjectifs pour arriver à préciser la pensée.
Bref, je ne crois pas du tout en l’adage: « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». On a plein de pensées claires qui ne s’énoncent pas, en tout cas moi j’en ai plein des comme ça! Le langage n’est pas fait pour décrire la réalité, et pas vraiment non plus pour communiquer, même s’il peut servir aussi à l’un et à l’autre, plutôt mal évidemment. Il a selon moi une raison d’être plus profonde que j’évoquerai plus loin.



2.3 récapitulons

Presque chaque fois qu’on ouvre la bouche pour parler:

1. Au départ de l’action il y a généralement un ‘atome de sens’ qui se présente soudain à la conscience comme un bloc insécable. Insécable parce qu’on ne peut pas distinguer un début, un déroulement, une fin. C’est juste présent là en totalité ou ça n’est pas. Ce n’est pas précédé par quelque chose qui l’annonce, ça n’apparaît pas progressivement, ça n’évolue pas vers une sorte de plénitude pour se dissoudre ensuite petit à petit jusqu’à disparaître complètement. C’est, ce n’est plus, autre chose est, et ainsi de suite. Bien sûr je peux constater que cela apparaît le mardi 16 octobre 2012 à 8h24 heure d’été, temps d’un lieu situé à 1000 mètres d’altitude à la longitude 6,312 et latitude 43,979. Mais ça, ce n’est que le temps où ma conscience de veille, bien réveillée justement, observe et puis écrit ces lignes.

2. Un tel atome de sens atemporel peut être incarné physiquement par l’énoncé d’une phrase, si bien sûr décision est prise de passer à l’acte. Cela devient un événement dans le temps parce qu’on ne peut prononcer qu’une syllabe à la fois, dire un mot à la suite d’un autre. Mais cet enchaînement n’est pas tant un effet de causalité ou de logique que le fait que chaque mot participe au déploiement du sens. Remarquons au passage le peu de cas que fait la langue parlée des règles de grammaire, ainsi que la polysémie d’un grand nombre de mots, l’un et l’autre ne nuisant guère à la compréhension. Donc début milieu et fin de l’énoncé sont d’une certaine façon prédéterminés. Si on ne connaissait pas la fin, on ne pourrait pas commencer la phrase puis dérouler les mots avec autant de facilité, sans avoir à réfléchir, ni la plupart du temps à faire de pause pour chercher ce qui suit. Ou alors on parlerait un charabia que personne ne comprendrait. Début et fin coexistent nécessairement même s’ils semblent séparés dans le temps. D’un certain point de vue, ils coïncident.
Notons que c’est encore plus flagrant dans une langue comme l’allemand où des mots essentiels qui donnent sens à l’ensemble de la phrase se retrouvent parfois tout à la fin. Par exemple: « Wenn ich reich wäre, würde ich mir WLM Diva Lautsprecher kaufen » pour dire « Si j’étais riche, je m’achèterais des enceintes WLM Diva », où l’intention principale acheter, kaufen en allemand, arrive en dernière position dans la phrase alors qu’elle est bien évidemment présente à l’esprit dès l’énoncé du premier mot wenn.

3. On a la liberté d’intervenir à tout moment pour modifier le processus d’expression. Et on a la capacité créative pour se servir de l’événement comme d’un prétexte pour faire jaillir de nouvelles possibilités. D’ailleurs toute phrase exprimée n’est qu’une parmi d’innombrables possibles. Cf. le simple fait qu’on pourrait dire « the same thing in another language ».

4. Cela ne couvre pas toutes les situations où l’on use du langage, mais je ne m’intéresse ici qu’à cet échantillon en rapport avec ma thèse de la coexistence temporalité-atemporalité au sein d’une entité humaine.



2.4 le Jeu de la Création

Atemporalité de la signification et temporalité de l’expression sont deux caractéristiques du langage parlé. Si l’on ramène cela à l’expérience humaine en général, on est amené à distinguer:
1. le créateur qui n’est pas contraint par le temps;
2. l’acteur qui interprète l’événement dans la réalité physique, dans le temps donc;
3. le metteur en scène, lui aussi dans le temps, qui a le pouvoir d’intervenir quand il le souhaite pour modifier le jeu de l’acteur en refaisant appel aux facultés du créateur;
4. l’observateur qui regarde, se promenant entre les dimensions, avec la faculté de se focaliser plus ou moins sur tel ou tel rôle.
Il est facile de constater que nous sommes pour la plupart focalisés sur le rôle d’acteur la majorité du temps. L’identification est souvent si intense que l’on en oublie les autres rôles. Mais que notre attention soit ou non focalisée dessus, toutes ces dimensions du jeu sont toujours présentes (cf. mon livre le jeu de la création).

Dans ce contexte, le langage apparaît comme une sorte de ralentisseur de la pensée. Il permet de sortir de l’instantané pour justement donner le temps à la conscience d’examiner ce qui passe. Ce faisant il y a forcément interprétation. Mais qui n’est pas trahison: cela fait partie du jeu qui est tout autant révélation que création. Du coup le langage lui-même apparaît comme une création sublime. Il stimule l’imagination à un point incroyable, donnant naissance aux mythes, à toute la littérature, à l’humour, à des histoires d’amour, à la chanson, à des croyances de toutes sortes qui à leur tour donnent naissance à des sociétés, des œuvres d’art, des guerres, etc.

Il va de soi que le Jeu n’est pas restreint au langage parlé. Pour moi, le processus est le même lorsque je rédige un article (comme celui-ci), ou un livre, que je conçois une nouvelle architecture (cf. construire et habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages) ou invente un instrument de musique (voir le guqin électrique)... Cela suggère d’élargir l’idée de coexistence temporalité-atemporalité.




3. la création des événements


3.1 fragment d’histoire personnelle

Lorsque je suis entré à l’École Polytechnique en 1977, mon objectif quant à mon avenir était clair: devenir astronome, et plus précisément spécialiste de cosmologie. Du moins croyais-je qu’il était clair parce que je me suis vite rendu compte que je n’étais pas fait pour la recherche académique. Que faire alors à la sortie? Déjà une formation complémentaire. Comme on dit parmi les ingénieurs: « les polytechniciens sont aptes à tout mais bons à rien ». Une formation complémentaire s’impose pour devenir bon à quelque chose. Le choix de formations ‘agréées’ est assez longue, quoique constituées pour l’essentiel d’autres écoles d’ingénieurs. Or, saturés de maths et de physique, saturés aussi de ne rencontrer que des gens au mode de pensée semblable car issus du même moule, j’avais envie d’aller voir du côté d’ailleurs. Et là le choix se limitait pour moi à deux écoles de commerce, l’ISA et l’INSEAD. C’est pas que j’étais follement attiré par l’idée de rentrer dans le monde des affaires, mais c’était le seul prétexte pour m’ouvrir à autre chose. Sans raison apparente, mon choix s’est fixé sur l’ISA. En fait, une raison, il y avait bien une que je n’ai perçue que des années plus tard. Enseignait à l’ISA une personne atypique que je ne connaissais pas encore et dont je n’avais même jamais entendu parler et qui allait jouer un rôle majeur dans mon évolution future. Elle m’a notamment ouvert aux relations internationales (me permettant au passage de rencontrer des gens de tous les continents), à la stratégie, à l’histoire, et pas seulement à l’échelle des détails mais à celle des civilisations (Toynbee), pas seulement la nôtre mais aussi celles de la Chine, du Japon, de l’Inde, de la Russie, du monde arabe, etc., à l’épistémologie (Kuhn, Feyerabend...), et puis encore l’ethnologie, l’éthologie, la psychologie, les théories de la perception, etc. Bref une vraie formation complémentaire comme j’en rêvais.




3.2 explications

La première explication qui vient à l’esprit est de penser qu’il n’y a dans cet enchaînement rien d’autre que du hasard. C’est possible. Sauf que pour moi ce n’est pas convainquant du tout. Parce que des expériences comme celle-ci, j’en ai fait de quoi remplir des livres. Et si pour une seule on pourrait se satisfaire de cette explication hasardeuse, elle ne tient plus face à cette accumulation d’une très haute improbabilité. Je ne vais pas me lancer dans un catalogue, à chacun de trouver d’autres exemples dans sa propre vie, de quoi justifier le besoin d’une autre explication.
Pour moi la similitude entre cette expérience et celle du photon de la première partie est évidente: de la même manière que l’état futur du séparateur s2 orientait la décision du photon lorsqu’il se trouvait en s1, ma rencontre future avec cet enseignant a orienté mon choix d’une école d’application dans le passé. Et j’insiste, au moment dudit choix, je ne connaissais pas cette personne, je n’en avais jamais entendu parler, et je ne savais pas non plus que ce genre de matières pouvaient être enseignées dans une école de commerce affiliée à HEC.
Mais attention, notre langage tout imprégné de temporalité nous incline fortement à décrire l’événement comme je viens de le faire: cette rencontre en quelque sorte inévitable dans le futur apparaît ainsi comme cause de mon choix dans le passé. On retombe sur une explication rétrocausale. Elle n’a pas ma préférence car il me semble que jouer ainsi avec la direction du temps pose plus de problèmes que ça n’en résout.
Reste l’explication atemporelle selon laquelle l’événement aurait à la fois une existence dans le temps, ce qui se déroule et est vécu dans la réalité physique, et une existence atemporelle qui le condense entièrement et qui en est la véritable source. Dans cette dimension atemporelle, il n’y a pas séparément une rencontre et une décision, l’un pouvant sembler la cause et l’autre l’effet, il n’y a qu’un seul événement, d’un bloc, suscité par une intention d’ordre supérieur (‘supérieur’ sans jugement de valeur, simplement englobant). Dans le cas présenté ici, il s’agissait pour moi de me reconnecter à d’autres dimensions du monde et de moi-même. Certes, les ignorer pour me consacrer quasi exclusivement aux maths et à la physique s’était avéré bien utile pour réussir le concours de l’X. Mais persévérer dans cette voie m’aurait sûrement à terme desservi. Tel est selon moi et avec le recul l’intention qui a présidé à la création de cet événement. Alors, de même que l’intention d’exprimer une idée fait jaillir tel mot puis tel autre puis tel autre, cette intention a déterminé à la fois un choix et une rencontre.



3.3 devoir croire

Il existe tout de même une différence importante entre l’énoncé d’une phrase et un événement de plus grande ampleur comme celui qui vient d’être relaté: dans le premier cas, il n’est pas très difficile de se mettre en position d’observateur et focaliser son attention à la fois, ou alternativement, sur la dimension temporelle et sur la dimension atemporelle; dans le second, il est exceptionnel d’avoir un accès direct à la source atemporelle de l’événement, du moins à l’état de veille. En fait, c’est presque toujours après-coup qu’on réalise comment tout s’emboîte (ce fut mon cas dans l’exemple ci-dessus). On pourrait objecter que trouver une justification après-coup sape ma théorie. Ce n’est pas mon avis, ce qu’on comprendra mieux après cette petite digression.

J’ai lu récemment que trois jeunes américains s’étaient rendus à Haïti pour voir ce que cela faisait de vivre comme des pauvres. On devine aisément la suite: l’expérience a tourné court, ils sont vite retournés chez papa-maman.
On ne peut pas véritablement expérimenter la pauvreté si l’on sait que l’on peut en sortir à tout moment, dès que ça devient un peu pénible.
Plus généralement, une expérience vécue n’a de valeur que si l’on croit suffisamment au rôle que l’on joue pour s’y impliquer à fond. Et le jeu dans la réalité physique est fait pour révéler l’être à lui-même, tel un miroir. Pas seulement révéler mais aussi permettre chemin faisant la libre expression de la créativité pour ainsi faire surgir des possibilités inédites. Bref, le jeu ne prend sa saveur que s’il est joué avec sincérité, et pour ça un minimum d’amnésie est nécessaire pour oublier que l’on connait déjà la fin!
C’est comme lorsqu’on se plonge dans un livre policier. Même si l’on devine très vite qui est le coupable, on ne peut s’empêcher de dévorer chaque page. On veut suivre les développements de l’intrigue, être surpris par les rebondissements introduits à dessein par l’auteur pour nous tenir en haleine et nous obliger à continuer la lecture. C’est dans ce cheminement que l’on trouve notre plaisir. Bref, ça fait passer le temps!!!



3.4 la réalité des rêves

A quel niveau l’intrigue des événements que l’on vit est-elle conçue pour qu’elle reste à ce point ignorée de la conscience de veille ordinaire? Il n’y a pas à chercher loin, c’est dans les rêves, soit hors de la temporalité du monde physique, que se déroule l’essentiel du processus de création.
Cette fois encore je parle d’expérience. Je me considère comme plutôt créatif et plutôt bon observateur de moi-même. Depuis longtemps que j’exerce mon métier de « saboteur d’idées reçues et créateur de futurs possibles », j’ai eu maintes occasions d’observer mes propres processus de création. C’est presque toujours pareil: j’ai un sujet qui me préoccupe, je me nourris d’informations, lesquelles m’arrivent souvent toutes seules, je laisse mûrir en me consacrant à autre chose, et un matin, je me réveille avec une réponse claire dans mon esprit.
D’ailleurs cet essai n’est pas né autrement. La question du temps me titillais depuis longtemps mais sans que j’ai l’élan de m’y attaquer sérieusement. Et puis il y a quelques mois j’ai trouvé un livre sur internet où quelques phrases ont attiré mon attention. J’ai noté deux ou trois idées qu’elles m’inspiraient. Je sentais que je tenais quelque chose d’important mais c’était très évanescent. J’avais beau les lire et les relire pour essayer de fixer mon attention et prolonger la réflexion, rien ne venait. Alors j’ai mis tout ça de côté pour me consacrer à la fabrication d’un panneau solaire. Plus récemment, je suis retourné visiter le site d’un ami (la route du temps) où je suis tombé sur des articles et des liens qui ont à leur tour éveillé mon intérêt. J’ai de nouveau laissé reposer à grand renfort de livres policiers (Connely) et de science-fiction (Herbert). Un matin je me suis réveillé avec la tête pleine d’un bloc compact d’idées qui demandaient à sortir. Corinne ma compagne en est témoin: deux heures de travail m’ont permis de transformer ce monolithe en quelques pages de notes, une sorte de plan détaillé complet de cet essai à venir. Si cela n’avait été que pour moi, j’en serais resté là, ces notes me suffisant amplement en guise d’aide-mémoire. Mais comme je souhaitais partager cette découverte, il m’a fallu travailler davantage, construire plein de phrases pour développer un discours à peu près compréhensible par d’autres que moi.

Lorsque je prétends que la création se déroule pour l’essentiel durant le sommeil, il ne faut pas se méprendre et croire que le processus n’est pas intentionnel ou pas conscient.
Qui se souvient de ce qu’il faisait il y cinq ans même jour même heure? Moi pas! Et pourtant nul doute que j’étais conscient. Peut-être même ai-je pris à ce moment-là des décisions qui ont influé sur le cours de ma vie. Mais aujourd’hui je n’en ai pas souvenance, et cela ne remet nullement en cause mon sentiment d’être ‘moi’.
De même ces processus de création qui se déroulent dans l’atemporalité des rêves profonds sont pleinement conscients et intentionnels. Simplement ils sont oubliés au réveil lorsque la conscience se refocalise sur la réalité physique et le temps. Du moins la plupart sont oubliés car les vrais rêves ‘prémonitoires’ existent même s’ils sont sont rares.
Mais qu’ils soient oubliés n’empêche pas qu’ils aient une influence déterminante sur notre vie. S’il ne reste rien du processus de création ni de tous les détails du synopsis, certaines conséquences, elles, restent affleurantes à la conscience et redeviennent visibles lorsque la nécessité devient impérieuse. La remémoration prend des formes très diverses: évidence d’avoir à faire ceci, intuition d’avoir à choisir ceci et non pas cela, présence insistante d’une idée, rencontre ultérieure avec un texte, un lieu, une personne, et pourquoi pas un voyant, qui, par association, fait remonter un mot, une image, une idée qui à son tour déclenche etc. etc. Bref, les possibilités sont infinies. Le processus a lieu d’une façon ou d’une autre, plus ou moins directement selon le degré de proximité entre la part de soi physiquement orienté et le Soi créateur. Et comme toujours, chacun a toute liberté de ne pas suivre ses intuitions. Il faut juste être prêt à en assumer les conséquences parce qu’en général ça complique la vie! Beaucoup d’humains aiment se compliquer la vie, n’est-ce pas?

J’ajoute que dans la dimension immatérielle et atemporelle, l’esprit n’est plus limité par certaines contraintes de l’espace-temps, que ce soit par exemple pour apprendre ou pour communiquer. Apprendre n’est plus un processus qui exige d’intégrer pas à pas des fragments de savoir; communiquer ne nécessite plus une coïncidence spatio-temporelle avec une autre personne, ni même de langage. Bref, il est possible d’accéder à toutes sortes de connaissances (cf. les enfants prodiges, musiciens en particulier), de communiquer avec d’innombrables personnes d’où naîtront peut-être des rencontres ‘inévitables’ dans le monde physique.
J’ajoute encore pour terminer que le déploiement de pensées immatérielles dans un monde d’apparence matériel est possible parce qu’au fond il n’y a pas de véritable différence de nature, le monde physique étant lui-même immatériel. Ces propos doivent surprendre dans le contexte actuel où la majorité des gens, et des scientifiques en particulier, pense qu’il n’y a de vraie réalité que la matière étendue dans un espace-temps tout aussi réel. J’ai traité de l’immatérialité de la matière dans d’autres ouvrages, avec toute la rigueur scientifique qu’elle requiert. Cf. notamment l’esprit dans la matière. Considérant cette question réglée, je puis poursuivre en m’enfonçant encore plus profondément dans la multidimensionnalité de l’être et du temps.




4. fractalité


4.1 des événements dans des événements dans des événements

Une phrase prononcée. Ce n’est qu’une parmi d’autres qui font une conversation. Une discussion et puis d’autres et puis des repas, des films, des promenades, des jeux … événements parmi d’autres événements qui font une relation. Relation parmi d’autres relations, événements emboîtés dans des événements emboîtés dans des événements qui font une vie.
Pourquoi s’arrêter? Cette vie contemplée d’un regard plus englobant pourrait à son tour apparaître comme un seul événement existant maintenant dans plusieurs dimensions: atemporelle d’une part, toute la vie d’un bloc, comme un synopsis étalé devant soi; et de l’autre le déploiement temporel de cette intention supérieure avec chaque événement vécu l’un après l’autre comme par enchaînement miraculeux. Cela pourrait expliquer que notre vie nous donne parfois l’impression d’une prédestination, avec des événements qui semblent inévitables, voire magiques, d’autres répétitifs, et qu’elle soit aussi pleine d’inattendus, comme si rien n’était définitif, que tout pouvait être changé à chaque instant.



4.2 limites perceptives

Il est rare de parvenir à cette prise de conscience de l’unité de sa propre vie (et de son corollaire, son unicité). Cela arrive bien sûr, mais, à ma connaissance, c’est presque toujours associé à une rencontre avec la mort.
Soit qu’avec l’âge et la fin approchant inéluctablement, la conscience se retourne en-dedans et contemple ce qui s’est passé dans cette existence et que soudain tout cela fasse sens, comme si de mots perçus jusque là indépendamment émergeait finalement une phrase signifiante.
Soit que par accident ou maladie l’on atteigne le seuil vie-mort (NDE ou expérience de mort imminente ou expérience au seuil de la mort), et qu’on en revienne avec le souvenir vivace d’une compréhension plus vaste de son existence.
Soit que des pratiques spirituelles intensives telles que prière ou méditation, assimilable en quelque sorte à une mort au monde (ne dit-on pas des moines dans le catholicisme qu’ils abandonnent le siècle?), conduisent à ce genre de réalisation.

Ce n’est pas fréquent reconnaissons-le. Il y a une raison profonde qui explique je crois la difficulté à atteindre cette réalisation de son ‘vivant’. C’est en rapport avec l’échelle de notre temps propre.
Notre conscience de veille focalisée sur la réalité physique se meut avec aisance dans une certaine ‘épaisseur’ temporelle. Celle-ci n’est pas déterminée par des horloges atomiques ni par des cycles planétaires mais par certains processus corporels ayant trait aux organes des sens et au traitement de l’information par le cerveau. Par exemple, à partir de 16 images par seconde, nous ne voyons plus qu’un flux continu et pas des images séparées (c’est l’illusion du cinéma); ou encore, notre mémoire retient efficacement des détails de quelques secondes mais est incapable de retenir l’intégralité de ce qui s’est passé ces dernières 24 heures.
Aparté: pourquoi le poisson rouge ne meurt-il pas d’ennui à tourner sans cesse en rond dans son petit bocal? Probablement parce que chaque tour apparaît nouveau pour lui si les précédents ne restent pas graver dans sa mémoire.
Pour revenir à l’humain, tout ce qui est trop court par rapport à l’épaisseur de son temps propre n’est pas perçu. Les mouvements des atomes et des molécules, les incessants tourbillons de l’air et de l’eau, les battements des ailes d’un insecte, tout cela nous échappe (mais pas certaines conséquences comme le bourdonnement énervant du moustique!). A l’autre extrême, une évolution temporelle très lente n’est pas davantage perçue: le mouvement d’une étoile, le surgissement d’une montagne, l’évolution de l’espèce... Entre les deux prennent place nos perceptions conscientes: le déplacement d’un insecte ou d’une auto, une conversation, un repas, un concert, une grossesse, les phases de la Lune, les saisons, etc. Quant aux frontières entre perceptible et non perceptible, elles sont plus ou moins floues selon les capacités d’observation et de mémorisation de chacun, ainsi que de l’intérêt pour la chose: la pousse des grands arbres, les déplacements des planètes lointaines comme Saturne, les 50 ou 70 ou 90 années d’une vie...
Voilà pourquoi un effort est requis pour saisir le sens d’une existence humaine constituée de tant d’événements disparates. Effort qui n’est pas intellectuel, même si une réflexion de cet ordre peut aider en guise de préparation. L’essentiel consiste en une focalisation de la conscience sur la dimension atemporelle d’où la présente existence émerge. Plus facile à dire qu’à faire! Il n’est donc pas surprenant que ce genre de prise de conscience soit le plus souvent associé à une rencontre avec la mort, synonyme de fin d’une certaine temporalité. Comme pour le photon, il y a un point d’où l’on peut contempler son existence de telle sorte que début, fin et tout ce qu’il y a entre coïncident.



4.3 au-delà d’une vie

Il n’y a pas de raison que le jeu en reste là. Si une vie est faite d’événements emboîtés les uns dans les autres, alors on peut concevoir que cette vie-ci puisse à son tour être considérée comme un seul événement qui s’emboîte dans d’autres événements et d’autres encore.
On se doute qu’à partir de là la réflexion prend un tour hautement spéculatif. Il ne saurait être question de preuves, tout au plus d’indices. Mais je n’hésite pas à aborder le sujet pour au moins inciter à élargir encore davantage notre point de vue.
Surtout ne pas se méprendre: ce n’est pas une incitation à sortir du monde. Il s’agit de réaliser que tous ces emboîtements d’événements sont aussi des emboîtements de significations. Il y a du sens dans du sens dans du sens. Comprendre aussi que le moindre événement, de la simple émotion à l’action d’envergure, influe directement (c’est-à-dire pas par voie de causalité) sur tout ce qui s’emboîte par dessous et par dessus. Voilà qui redonne une dimension cosmique au simple fait de pisser contre un arbre en regardant les nuages. Finalement je ne me suis pas éloigné tant que ça de la cosmologie!

Du point de vue disons de l’âme, une existence individuelle n’est qu’un événement. Je laisse intentionnellement cette notion d’âme dans le vague pour que chacun l’explore avec ses intuitions et ses imaginations. Donc si l’on considère la totalité d’une existence individuelle comme un seul événement atemporel, force est de se dire qu’il n’y pas de raison qu’il soit le seul. Il est d’ailleurs facile de constater qu’une seule vie ne permet pas d’explorer toutes les possibilités de l’expérience humaine. Notons en particulier qu’elle serait incomplète si elle n’intégrait pas la facette féminine et la facette masculine.

A partir de là, on peut concevoir que toutes ces incarnations sur Terre dans la forme humaine constituent autant d’événements dans la vie de l’âme. Mais alors, ces existences qui paraissent d’un certain point de vue se succéder dans le temps sont, d’un autre point de vue, simultanées. Dans l’atemporalité des profondeurs de l’âme d’où ces vies émergent, il n’y pas de début, de déroulement, de fin, pas de causalité donc pour justifier ou excuser l’une par une autre, pas de karma. Il y a l’âme qui se découvre elle-même, faisant jaillir avec gourmandise ses créations de l’atemporalité, et plongeant au cœur de la temporalité pour, quasi littéralement, prendre le temps de vivre!

Faisons maintenant un pas de côté et considérons une existence individuelle du point de vue de l’espèce. Chaque corps incarne des potentiels physiques de l’espèce humaine tout en préparant des évolutions à venir (des aperçus dans vers l’homme de demain). Et l’existence de cette espèce est aussi conçue à un autre niveau comme un seul événement, avec une fin et une histoire incluses dans le commencement. Avec aussi à chaque instant de nouvelles possibilités qui surgissent et sont explorées parallèlement. Chaque espèce est ainsi un atome-événement d’une entité encore plus vaste, appelons-la Gaïa pour fixer les idées, qui a pour corps physique toute la biosphère terrestre. Certains événements incompréhensibles d’un strict point de vue spatio-temporel comme les coévolutions guêpes-orchidées (des exemples dans nos pensées créent le monde, chapitre 3) prennent sens à ce niveau.


Et au-delà et au-delà et au-delà … du sens dans du sens dans du sens … un élan de création exubérant et inextinguible … chaque instant vécu qui focalise passé et futur … tout-ce-qui-est, rien d’autre que tout, tout le temps et toujours changeant ... immobile au centre de lui-même et en expansion au-dedans …


Vahé Zartarian

Chaudon, octobre 2012




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